L’obstacle
La maladie n’est pas toujours ce jardin réservé où l’âme, détachée, séparée du monde, ne détourne plus ses regards de Dieu. Pour beaucoup de malades, il n’est rien de si difficile que de faire un bon usage de ce qui les accable. La souffrance nous ramène misérablement à notre corps. Le monde vient mourir au bord de cet îlot de douleur. L’obsession chasse les idées, les projets ; il faut vivre ramassé sur son angoisse, enchaîné à la minute présente, rivé à ce poteau où la science a écrit un nom.
Sur un autre point, le malade n’a pas toujours le bénéfice de l’éloignement du monde : les tentations s’enhardissent autour de cet être faible et souffrant – et non pas seulement celles qui naissent de son propre cœur. Le monde est quelquefois terriblement fidèle. Dans ce désert où le malade s’enfonce, un bruit de pas l’oblige à tourner la tête... Hé quoi, pauvre amour, tu as suivi jusque-là celui qui était chassé du monde ? Tu t’es attaché sans dégoût à cette trace de sang ? Il va falloir te repousser encore, comme les chiens que l’on n’arrive pas à perdre, qui s’arrêtent sous les menaces, vous fixent d’un regard humble et triste.
« Ma grâce te suffit... » C’est la réponse de Celui qui est la Vérité vivante. « Ma grâce te suffit » ; cela signifie : tu peux porter ce fardeau puisque tu as à le porter. Si la maladie semble être pour toi un obstacle, bien loin de t’aider dans ta vie spirituelle, ce n’est qu’une apparence : elle t’aide en ne t’aidant pas.
Voilà ce qu’il faut croire, voilà ce qu’il faut pratiquer – et voilà ce que la grâce accomplira en toi pour peu que tu consentes à son exigence.
La maladie a bien d’autre maléfices : elle nous est une excuse, une circonstance atténuante ; nous nous prenons en pitié (« et c’est être innocent que d’être malheureux... »).
Et pour manquer à ces rendez-vous que la grâce nous assigne, elle est un perpétuel alibi.
« J’étais privé de ma messe quotidienne... » disons-nous – mais c’est là où nous sommes obligés d’être que Dieu est aussi.
Et d’ailleurs, il existe certains « états » où la maladie, installée dans notre vie, traite avec nous, et consent à ce que nous nous arrangions d’elle tant bien que mal... Sur un seul point, nous ne lui demandons pas de fermer les yeux : elle autorise telle sortie du soir ; mais nous la croyons intraitable en ce qui concerne les sorties du matin. Peut-être fermerait-elle aussi les yeux, si nous nous levions plus souvent pour l’heure de la messe. Mais elle est complaisante : elle nous garde couchés lorsque nous pourrions nous tenir debout...
La maladie, trop souvent complice de notre lâcheté ! Il faut s’avouer ces choses ; il faut regarder en face cet obstacle pour le surmonter, pour n’être pas surpris par lui.
La croix ne nous porte pas, – du moins en commençant. Il faut la porter longtemps. Et lorsqu’à son tour elle nous porte enfin, c’est que nous nous y sommes cloués de nos propres mains et que l’heure de la délivrance est proche.
François MAURIAC.
Paru dans Dialogues avec la souffrance, Spes, s. d.