Le cœur nouveau
par
Georges MAZE-SENCIER
AU cours de ces derniers mois, que de disparus ! Comme dans la ville antique, les chemins qui mènent aujourd’hui à chacune de nos cités et à chacun de nos villages, sont pavés de tombeaux et jalonnés par des cyprès nouveaux.
Mais de quelques-uns de ces sépulcres ouverts prématurément, des voix aux intonations toujours personnelles, éloquentes, épurées, des voix qui s’imposent, des voix persuasives s’élèvent encore, et les accents souvent prophétiques qui s’échappent de ces bouches et de ces cœurs glacés, deviennent ainsi le testament mystérieux dans lequel s’épanche la noblesse d’âmes trop pleines.
Dans des pages émues, les maîtres de la pensée célébrèrent pieusement la mémoire de Charles Péguy, de Psichari, tués à l’ennemi l’un et l’autre, qui furent au nombre des meilleurs artisans de cette renaissance qui a transfiguré la jeunesse française et qui, par cette mort glorieuse, parachevaient, pour ainsi dire, leur enseignement et leur œuvre.
D’autres, moins connus peut-être, mais d’âme également profonde, mériteraient, eux aussi, qu’un peu de lumière vînt éclairer la pâleur sacrée de leurs visages ceints du laurier funèbre.
Ceux qui lisent ont certainement retenu la signature un peu énigmatique d’Art Roé. Ils savent que cet auteur était réputé comme écrivain militaire, que ses études sur l’armée russe ont été remarquées et que, dans des récits de forme plus simple, il avait au plus haut point l’art d’émouvoir et de charmer.
Mais son nom, sa personnalité, les connaissent-ils ? Au début de la guerre, dans le martyrologe quotidien qui constitue pour la France les archives de sa gloire, on a pu lire, un jour, qu’à la tête de son régiment, le colonel Patrice Mahon mourait dans une auréole de gloire et de sacrifice. Ce vaillant, ce soldat, ce héros, était celui-là même qui, sous le pseudonyme étrange, avait écrit tant de fortes et jolies pages.
Ceux qui l’avaient connu n’oublieront jamais cette physionomie où tant d’énergie, tant de résolution se mêlaient à tant de douceur contenue et à tant de réserve ; ils n’oublieront pas ce visage très fin qu’enveloppait un voile d’indicible mélancolie, ni ce regard où se lisait le rayonnement d’une vie intense et si discrète à la fois ; ils n’oublieront pas.
Ceux qui ne l’ont pas connu devraient, pour honorer sa mémoire, lire le chapitre captivant qu’il avait consacré à décrire l’assaut de Loigny. Ils y verront de quelle plume délicate ce soldat, ce penseur, ce maître écrivain nous contait un des épisodes glorieux et douloureux de notre histoire nationale, ce combat autour duquel Sonis, Charette, sous la bannière mystique et sainte du Sacré-Cœur, allaient, avec leurs troupes d’élite, déployer un si noble courage. Ils y liraient aussi ces lignes, dont il faut situer le sens, évidemment, puisqu’elles se rattachent aux événements anciens déjà de 1870, mais qui reprennent pendant la guerre une actualité saisissante et nous redonnent aujourd’hui tant de raisons et de motifs d’espérer.
Il songeait à ce peuple de France, qui va criant partout à sa décadence et qui ne peut s’empêcher pourtant d’être un grand peuple. Comme la sève et la vie savaient encore jaillir de cette souche qu’on disait vieillie ! Qu’ils étaient beaux tout à l’heure tous ces hommes qui volaient à ce pèlerinage sans retour, et qui portaient si haut le labarum, sous un épiphane grandiose de canons en feu, de terre en cendres, d’âmes en délire et de troupes en mouvement. Pas de doute qu’ils missent le siège devant Saint-Jean d’Acre ou qu’ils s’emparassent du sépulcre, qu’ils levassent jadis bannière pour les droits de la veuve, ou qu’ils se jetassent aujourd’hui derrière ce preux contre ces hérétiques. Croisés de saint Louis, zouaves de Sonis, c’étaient toujours ces mêmes soldats du Christ, marqués sur l’épaule du signe rédempteur, prompts à marcher dans les voies de Dieu.
Nobles serviteurs ! Fronts éclairés d’en haut ! Cœurs saignant comme le Sacré-Cœur ! Cet âge des ténèbres les reconnaîtrait-il ? Cette génération malade ouvrirait-elle les yeux sur Sonis, sur Verthamon, sur Traissures, ces signes évidents ? Ou si ces grandes mémoires ne dureraient que les crises d’un faux enthousiasme, et si, quittes envers elles par des jeux de lyrisme et d’hyperbole, les rhéteurs qui mènent à jamais ces Gaulois passeraient bientôt l’éponge sur la réalité sublime et sur le sang versé ?
Mais non... Dieu ne souffrirait pas que ce qu’il a mis de lui dans l’homme y fût effacé par l’homme ; s’étant révélé cette fois en des soldats, il serait compris au moins par les soldats. Ainsi, l’armée, miroir dans lequel la nation peut à toute heure se voir et se reconnaître, rapprendrait son passé à ce peuple oublieux ; héritière de l’histoire, gardienne des traditions, elle serait à jamais l’arche qui contient la loi, le réservoir qui contient la force ; maîtresse d’école, elle montrerait l’action à nos enfants dégénérés, et le mouvement de cette jeunesse en armes mettrait au cadavre de cette France comme la pulsation d’un cœur nouveau.
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N’oublions pas la signature vraie, le titre vrai de celui qui écrivait ces lignes : « Colonel Patrice Mahon, mort au champ d’honneur, en Alsace, 1914 ».
Ce cœur nouveau que Patrice Mahon nous promettait il y a longtemps, et dont avec Péguy, Psichari et d’autres héros, célèbres ou obscurs, il nous forgeait la structure dans la discipline, dans le renoncement, dans le sacrifice et dans l’héroïsme, chacun de nos enfants le porte en lui, et tel qu’un holocauste d’un prix infini, pour l’honneur, le salut et le triomphe du pays l’offre aux coups de l’ennemi.
Ce cœur nouveau qui n’est, en réalité peut-être, que le vrai cœur, le vieux cœur de la patrie, d’où s’échappe aujourd’hui, par tant de plaies et en un flot qui nous sauve, le meilleur de notre sang, le sang de nos fils, nous le sentons frémir et battre d’un immense amour.
Avec fierté et un attendrissement indicible, dans un grand sentiment de libération et de gratitude, nous, les inutiles, les victimes des égoïsmes anciens et des luttes stériles, nous, les tenants d’une génération humiliée et sans grandeur, nous voyons, nous suivons les pulsations de ce cœur dans la poitrine ouverte et labourée, mais à jamais vivante et glorieuse de la France.
Georges MAZE-SENCIER, Les vies héroïques, Perrin, 1915.