Les lamentations du Tasse

 

STANCES IMITÉES DE LORD BYRON.

 

 

DEPUIS que sur mes ans, abreuvés d’amertume,

    La calomnie a versé ses poisons,

    Le désespoir, hôte de ces prisons,

Sans terminer mes jours, lentement les consume.

 

    Du jour en vain j’implore la clarté :

Quand la soif d’un air libre en secret me dévore,

De ces murs ténébreux l’affreuse obscurité

    À mes yeux s’épaissit encore.

 

Et lorsque du soleil un bienfaisant rayon

    Descend vers moi de la voûte céleste,

        De ces barreaux l’ombre funeste

        M’arrache à mon illusion.

 

Je crois voir de ces lieux l’effroyable génie :

    Son rire affreux répond à mes douleurs.

    Un pain amer et trempé de mes pleurs

Prolonge mes tourments en prolongeant ma vie.

 

        Sans espoir d’un destin nouveau

Comme un monstre sauvage en son hideux repaire,

        Seul ici, couché sur la terre,

        Vivant, j’habite mon tombeau !

 

        Mais en vain la haine et l’envie

        Dans l’oubli m’ont précipité,

        Par ma constance et mon génie

        J’ai conquis l’immortalité.

 

J’ai brisé mes liens ; j’ai franchi cette enceinte,

        Porté sur des ailes de feu :

J’ai chanté les vainqueurs qui, dans la cité sainte

        Ont délivré le tombeau de mon Dieu.

 

Que ces nobles travaux ont eu pour moi de charmes !

Je les ai vus finir, mes plaisirs sont passés.

    Les derniers vers que ma main a tracés

    Sont maintenant arrosés de mes larmes.

 

Vous, dont j’ai célébré la gloire et les vertus,

    Vous, dont je croyais voir les ombres

Errer autour de moi dans les demeures sombres,

Ô mes héros chéris, je ne vous verrai plus !

 

        Compagnons de mon infortune,

        Mon erreur a trop peu duré :

    Votre poète, à ses ennuis livré,

Ne traîne qu’à regret une vie importune.

 

Mais en vain le malheur redouble ses efforts :

    Je puis braver l’injustice et l’outrage.

        Ma vertu soutient mon courage.

On ne craint rien, quand on est sans remords.

 

On m’appelle Insensé divine Léonore,

        Tu peux leur répondre pour moi :

    Oui, je l’étais quand ce cœur qui t’adore

        Éleva ses vœux jusqu’à toi.

 

        Je te vis : ce fut tout mon crime ;

        Mais en vain, pour mon châtiment,

Mes tyrans en ces lieux enchaînent leur victime :

Ton image est partout aux yeux de ton amant.

 

L’Amour, s’il est heureux, rompt bientôt de lui-même

        Les nœuds dont il fut enchanté,

        Crois-moi, le malheur, quand ou aime,

Est le plus sûr garant de la fidélité.

 

    Oui, c’est pour toi que j’aime encor la vie :

        Ton souvenir est mon seul bien.

        Faut-il, hélas ! quand tout s’oublie,

        Que je ne puisse oublier rien !

 

Dans ce lieu de douleur, d’exil et d’esclavage,

La pensée est sans but, le rire sans gaité ;

        Les mots ne sont point un langage,

Et parmi les humains l’homme n’est plus compté.

 

Tous les infortunés que cet enfer rassemble,

L’un à l’autre étrangers, seuls avec leur malheur,

        Ignorent même la douceur,

De souffrir, de pleurer et de mourir ensemble.

 

        Comme eux vil objet de pitié,

Je n’ai, pour adoucir l’ennui qui me dévore,

        Ni les plaintes de l’amitié,

        Ni les larmes de Léonore.

 

        Éclatez, transports furieux !

Poursuivez le tyran dont la rage inhumaine

        Du spectacle affreux de ma peine

        Se fait un plaisir odieux.

 

        Mais, Léonore, il est ton frère !

        Je voudrais en vain le haïr :

    Dussé-je encore éprouver sa colère,

    Je lui pardonne et ne veux que mourir !

 

        Mourir lorsque tu vis encore !

Pour désirer la mort, mes jours sont-ils à moi ?

Je t’appartiens ; le seul bien que j’implore,

        Est de vivre et mourir pour toi.

 

        Ma flamme, à toi-même inconnue

    Me consumait sans espoir de retour ;

Dans le fond de mon cœur se cachait mon amour,

    Comme l’éclair dans le sein de la nue.

 

        Sans oser même te nommer,

        Je t’adorais dans le silence ;

        Je ne voulais que ta présence ;

        Mon bonheur était de t’aimer.

 

Mais déjà ce bonheur m’a coûté bien des larmes ;

Qu’importe ? Il m’est trop cher pour m’en plaindre jamais.

        Ces lieux ont su que je t’aimais,

        Et je leur ai trouvé des charmes.

 

À quels maux cependant je me vois condamné !

    Le matelot, jeté par le naufrage

    Sur une rive inconnue et sauvage,

        Sans doute est moins infortuné.

 

Le monde est devant lui : l’univers qu’il embrasse

    À son désert lui permet d’échapper :

L’univers est pour moi le double de l’espace

        Que ma tombe doit occuper.

 

    Poursuis, tyran, les projets de ta haine,

        Ta fureur ne peut rien sur moi ;

        J’ai su m’affranchir de ta chaîne,

Et la postérité me vengera de toi.

 

Ce palais fastueux où ton orgueil domine,

        Un jour, au voyageur surpris

    N’offrira plus qu’une informe ruine

Dont son pied dédaigneux foulera les débris.

 

Mais ce cachot obscur, respecté d’âge en âge,

        Sera comme un temple nouveau

Où les peuples viendront, en saint pèlerinage,

        Honorer le Tasse au tombeau.

 

Et toi, lorsque la mort, insensible à nos larmes,

    Te plongera dans la nuit du trépas,

Léonore, ton rang, ni l’éclat, de tes charmes,

De l’oubli des mortels ne te sauveraient pas.

 

        De tes vertus longtemps charmée,

La terre aurait bientôt perdu ton souvenir ;

    Mais on saura que je t’avais aimée,

        Et tu vivras dans l’avenir !

 

 

 

Édouard MENNECHET.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1825.

 

 

 

 

 

 

 

 

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