Rêves et réalités
I
C’EST le destin : il faut souffrir, il faut attendre.
J’obéis à sa loi.
Il comprime mon cœur impatient et tendre ;
Mais je garde la foi.
– Chère ! il me serait doux dans mes horribles transes
De presser sur mon cœur
Ton cœur, où je pourrais déposer mes souffrances
Comme auprès d’une sœur.
Je t’aime encor comme une exquise jeune fille
Que je veux épouser :
Car je voudrais sentir ton doux regard qui brille
Sur moi se reposer ;
– J’admire en ce regard un reflet de l’aurore,
Et, quand monte la nuit,
Sur son manteau d’argent je le retrouve encore
Dans l’astre qui s’enfuit –
Car je voudrais, un soir, dans les tresses défaites
De tes cheveux soyeux,
Déposer un baiser joyeux comme tes fêtes
Et pur comme tes yeux.
Ô ma petite fleur, viens, que je te respire.
C’est l’aurore. C’est mai.
Écoute : l’oiseau chante et la source soupire
Dans le bois embaumé
Où j’ai vu, l’autre soir, sur la lisière sombre,
Aux fourrés de genêt.
Une rose, qu’à son parfum épars dans l’ombre,
La nuit, on reconnaît.
Viens ! Laisse-moi cueillir sur ta bouche si pure,
Fleur qui vient de s’ouvrir,
Un baiser, pour calmer le tourment que j’endure
Et qui me fait mourir.
II
Mais, hélas ! jusqu’à toi, si mon rêve s’égare,
C’est une illusion :
De l’implacable sort à jamais nous sépare
La malédiction.
Quand je suis dévoré par mes ardentes fièvres,
J’en atteste les cieux :
Je me ferais tuer pour un mot de tes lèvres,
Un regard de tes yeux.
Ne puis-je pas savoir, par quelque stratagème,
Si ton cœur, à son tour,
Si, pour le mien, le cœur de la femme que j’aime
Pourra frémir un jour ?
Non. La Fatalité qui poursuit de sa haine
Les hommes malheureux
Met le comble aux douleurs dont ma pauvre âme est pleine.
Je doute. Et c’est affreux.
Ainsi, pendant deux ans de calme et de mystère,
Mon âme aurait mûri
Un seul projet, celui de posséder sur terre
Le cœur que j’ai chéri ;
Et je n’aurais vécu que pour cette pensée
De pouvoir, à vingt ans,
Après l’avoir nommée enfin ma fiancée,
Unir nos deux printemps :
Puis des ambitions, trompeuses et mesquines,
Froides comme l’hiver,
Arrêteraient l’essor de nos amours divines
Dans leurs réseaux de fer ?
Un monstrueux devoir, un devoir que j’abhorre,
Par une inique loi
Prétendrait, en brisant une âme qui t’adore,
Me séparer de toi ?
Jamais ! j’aimerais mieux mépriser et maudire
Tous les devoirs humains
Plutôt que de te voir, par un cruel martyre,
Heureuse en d’autres mains !
III
Oh ! j’ai tort ! J’oubliais ta grande âme chrétienne.
Je dois bien l’étonner...
J’élèverai mon âme au niveau de la tienne
En sachant pardonner.
Car tu me dis : « Si l’on veut que ton cœur m’oublie,
Oh ! ne les maudis pas :
Que ton âme, par moi d’héroïsme remplie,
Les bénisse tout bas.
Espère, ami, le ciel, où repose ta mère,
Aura pitié de nous :
Il nous réunira pour cette vie amère
En nous faisant époux.
Cette attente cruelle est une simple épreuve,
Tu le verras, un jour :
Ce retard supporté sera pour eux la preuve
De ton profond amour.
Bientôt, priant parmi les lys, parmi les roses,
Devant le saint autel,
Nous nous dirons tous deux de solennelles choses,
Un serment immortel.
Nous fondrons, en vivant unis toute la vie,
Deux êtres en un seul ;
Et tu pourras encor posséder ton amie
Jusque dans le linceul.
Lorsque nous nous serons bien répété : je t’aime,
Dans ce monde agité,
Nous irons reposer dans le sein de Dieu même
Pendant l’éternité. »
A. MÉRIS.
Paru dans La Sylphide en 1897.