Les pleurs du poète

 

 

Dans les bosquets fleuris de mon adolescence,

Quand je rêvais le monde et l’avenir prochain,

Qu’autour de moi les eaux, les vents faisaient silence

Et qu’un ange pensif, en me tenant la main,

Expliquait à mon cœur sa douce inquiétude,

Les songes du passé, le vague écho des bois,

Les secrets de l’amour et de la solitude,

Et ces chants de l’esprit qu’on n’entend qu’une fois.

 

Lorsque perdu le soir au fond des avenues,

Je regardais la lune, éclairant un ciel bleu,

Monter dans le lointain sur le duvet des nues,

Comme autrefois la Vierge en retournant à Dieu ;

Je me disais que l’art est une sainte chose,

Qu’il résonne ici-bas comme un appel d’en haut,

Et qu’à son doux printemps l’âme un beau jour éclose,

D’un immortel éclat s’environne aussitôt.

 

Alors m’abandonnant à sa féconde haleine,

Tel qu’un nuage d’or promené dans les airs,

Je me laissais flotter dans son large domaine,

Plein de ravissements, de foudres et d’éclairs ;

Mais un jour, attristé par le brouillard d’automne,

Je vis qu’on méprisait l’art aux divins élans ;

Le lac baignait mes pieds de son flot monotone

Et je mêlai mes pleurs à ses gémissements.

 

Pleure, o pauvre insensé ! tu croyais que les hommes

Adoraient, sans fléchir, le bien et la beauté,

Parcouraient en chantant le désert où nous sommes,

La vertu dans le cœur et la harpe au côté.

Mais, non, tu n’iras point vers la cité dernière

Comme un pêcheur blotti dans son esquif errant,

Qui ne cherche, ne voit, n’entend rien de la terre

Et glisse vers le port, les yeux au firmament.

 

Hélas ! si j’avais cru qu’ici-bas le poète,

Que l’amant généreux des saintes vérités

Épouvante la foule et, comme une tempête,

Ne voit sur son chemin que des fronts attristés ;

Oh ! oui, si j’avais cru que son pieux murmure

Trouve partout la haine et la rage debout,

Qu’il meurt désespéré, la main sur sa blessure,

En accusant le ciel de se railler de tout ;

 

J’aurais dit à l’oiseau, j’aurais dit à la brise :

Emportez, emportez loin de moi, loin de nous,

Cette fleur que la nuit sur notre cœur a mise

Pour nous empoisonner dans son parfum si doux ;

Ne laissez pas mes yeux s’ouvrir à la lumière,

Ne laissez pas mon cœur adorer la vertu ;

J’aime mieux sillonner les fanges de la terre

Et mourir lâchement comme j’aurai vécu.

 

Mais ne serait-ce pas renier ma patrie ?

Quoi ! j’abandonnerais l’air pur de mes vallons

Et l’immortel espoir d’une plus noble vie,

Pour croupir dans l’enfer des viles passions ?

Ah ! venez, venez donc, bourreaux et populace ;

Accourez, furieux ; lancez-moi tous vos traits ;

Vous aurez beau frapper, je ne crierai point grâce ;

Je mourrai digne encor du Dieu qui nous a faits !

 

      1839.

 

 

Alfred MICHIELS.

 

Recueilli dans Morceaux choisis des poètes belges,

B. Van Hollebeke, Namur, 1874.

 

 

 

 

 

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