Le poème des demains

 

 

Mon cœur, le bruit des faux qu’on aiguise est pareil

Au battement d’essor des ailes du bonheur.

Que ton chant soit la prière des moissonneurs

Perdus là-bas, dans le redoutable soleil.

 

Que ton chant soit beau de l’immortelle beauté

De toutes les douleurs et de toutes les forces.

Qu’il soit le sanglot des sèves sous les écorces,

Le rêve bleu des mers amoureuses d’été.

 

Que ton chant soit le somnambule des nuits claires,

Vagabond du sentier profond où l’on entend

Les sons de cloche de la lune sur les pierres

Et les accords des hautes tiges dans le vent.

 

Que ton chant soit l’écho de la foule sauvage.

Je l’aime avec effroi, comme on aime la mer.

Déjà l’aube promise éclaire les visages,

Un juin d’amour se mire aux boucliers de fer.

 

Que ton chant soit le bruit d’une époque qui croule.

Car les morts ont cessé d’opprimer les vivants.

L’évangile solaire illumine les foules ;

Des signes ont paru sur le front des enfants.

 

Qu’avons-nous vu, mon cœur ? Nous avons vu la guerre,

Le battement de l’oriflamme dans les vents,

L’éclat de la sueur dans un ciel de poussière,

La floraison des deuils dans le rouge printemps.

 

À gauche la tristesse, à droite le remords ;

À l’horizon le vol des grands vents de famine.

Les couronnes sans croix que l’enfer illumine

Et du sang sur le pain, et de l’or sur de l’or,

 

La luxure et le crime embusqués sous les ponts,

Triste cœur ! tout cela qui ne devrait pas être,

La maigreur des enfants qu’attirent les fenêtres

D’où l’on voit chanceler les pères vagabonds,

 

Les joues froides des orphelins, leurs vastes cœurs

Cherchant l’écho d’un cœur sous le crêpe des veuves,

Les cadavres trahis qui lavent dans le fleuve

La rougeur de la honte et le fard du bonheur.

 

Et quand il reviendra, mon cœur, tu lui diras :

« Ils auront de la boue et du repos, demain,

Dans l’hiver de la mort ; pourquoi donc n’ont-ils pas

Un coin de terre ici, pour y semer leur pain ?

 

Ils auront tous, demain, leur maison du silence

Où l’oubli fermera les yeux purs du remords.

Pourquoi, pour quel plaisir ou pour quelle vengeance

Refuser aux vivants ce que l’on donne aux morts ? »

 

Alors il tirera des gouffres du sommeil

Les riches tout bruissants de larves desséchées ;

Dans le cuivre tordu des clairons du réveil

Il crachera le nom des sept mille péchés.

 

Il clouera l’hypocrite à sa fausse pitié,

Le corps de l’adultère à la chair de l’épouse.

Le cri de son courroux déchirera les douze

Trompettes de minuit du jugement dernier.

 

 

 

O. V. de L. MILOSZ,

Poésies, « Les solitudes »,

Éditions André Silvaire,

1960.

 

 

 

 

 

 

 

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