Hymne du poète aveugle à la lumière

 

 

 

Salut, sainte Lumière, fille aînée du Ciel, ou bien m’est-il permis sans sacrilège de te nommer de l’Éternel le rayon coéternel, puisque Dieu est Lumière, qu’il n’a résidé de toute éternité qu’en l’inaccessible Lumière, qu’il a donc résidé en toi, radieuse effluence de l’essence radieuse encore incréée. Ou dois-je plutôt t’appeler fleuve du pur Éther et qui alors dira ta source ? Avant le soleil, avant les Cieux, tu existais et à l’appel de Dieu tu vêtis comme d’un manteau le monde des eaux qui montaient, sombres et profondes, conquises sur l’infini vide et sans forme. Vers toi je reviens aujourd’hui d’une aile plus hardie, échappé du marais Stygien, bien que j’aie été longtemps retenu dans cet obscur séjour ; au cours du vol qui m’emportait à travers les ténèbres extrêmes et les ténèbres intermédiaires, j’ai chanté sur d’autres notes que celles de la lyre d’Orphée le Chaos et la Nuit éternelle. Ayant appris de la Muse céleste à m’aventurer dans la sombre descente et à la remonter, exploit pourtant difficile et rare, vers toi je reviens sain et sauf et sens ton souverain flambeau de vie, mais toi, tu ne reviens pas dans mes yeux ; ils roulent en vain pour retrouver ton rayon pénétrant et ne trouvent point d’aurore, si épaisse est la goutte sereine qui a éteint leurs globes ou si opaque la taie qui les a voilés. Cependant je ne cesse point pour autant d’errer aux lieux que hantent les Muses, source claire, bocage ombreux ou colline ensoleillée, possédé que je suis par l’amour des chants sacrés, mais c’est surtout toi, Sion, et, plus bas, les ruisseaux fleuris qui baignent tes pieds sacrés et coulent en gazouillant, que je vais voir dans ma nuit et je n’oublie jamais ces deux-là que le Sort a faits mes égaux – puissé-je être leur égal par la gloire – l’aveugle Thamyris et l’aveugle Méonide et les prophètes antiques Tirésias et Phinée. Alors je me nourris de pensées qui d’elles-mêmes produisent des nombres harmonieux ; de même l’oiseau qui veille chante dans l’obscurité et, caché au plus sombre d’un couvert fait entendre sa mélodie nocturne. Ainsi avec l’année reviennent les saisons, mais pour moi ne reviennent point le jour ni les douces approches du matin et du soir, ni la vue de la floraison printanière, ni la rose de l’été, ni les troupeaux de bœufs et de moutons, ni le divin visage de l’homme ; à leur place un nuage et des ténèbres sans fin m’entourent ; des actions joyeuses des hommes je suis retranché et, au lieu du beau livre de la science, ne m’est offert qu’un vide universel d’où les œuvres de la nature pour moi seul ont été effacées et abolies. Et le savoir à l’une de ses entrées m’est complètement fermé. Brille d’autant plus, intérieurement, ô Lumière Céleste, et pénètre de tes rayons toutes les facultés de mon âme – donne-lui des yeux, purifie-la et débarrasse-la de toute brume afin que je puisse voir et décrire des choses invisibles aux regards des mortels.

 

 

 

John MILTON.

 

Traduit par Roger Asselineau.

 

Recueilli dans La poésie anglaise,

par Georges-Albert Astre,

Seghers, 1964.

 

 

 

 

 

 

 

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