À mon petit ruisseau
Ô cher petit ruisseau
Qui croise ma prairie !
Ton onde chante et prie
Comme un trille d’oiseau.
Sans souci de la terre,
Tu t’en vas somnolent
Sur le gravier tout blanc
De ton lit solitaire.
Tu n’as pas de grands flots :
Tu serpentes, tranquille,
Dans le discret asile
De ton petit enclos.
Sous tes nombreuses voûtes
De roseaux et de houx,
À travers les cailloux,
Tout joyeux, tu glougloutes.
Tu caresses les fleurs
Qui bordent ton rivage,
Et ta lame sauvage
S’embaume à leurs senteurs.
Les brises te sont douces,
Le soleil t’est clément ;
Tu bruis librement
Sur le vert de tes mousses.
Dans tes ondes dorées,
Des essaims de goujons
Font miroiter les joncs
De leurs teintes nacrées.
Et ces petits, jamais,
Ne troublent ton empire ;
Car, chez eux, tout respire
L’union et la paix.
Les voix du soir sonore
Te bercent sans sommeil,
Et le matin, vermeil,
Tu souris à l’aurore.
De l’oiseau matinal
Tu reçois la caresse,
Quand sa tête se baisse
Pour boire à ton cristal.
Tu nargues les années
Et leur sombre chagrin,
En poursuivant, serein,
Tes calmes destinées.
Jamais un noir convoi
N’a traversé ton onde,
Et le vain bruit du monde
Passe au-dessus de toi.
Tu ne crains pas, demain,
Que le malheur t’étreigne ;
Demain que ton cœur saigne
Aux ronces du chemin.
Fidèle ami des hommes,
Dieu fait chanter tes eaux
Pour couvrir les sanglots
De ce monde où nous sommes.
Moi, pauvre inconsolé
Des longs deuils de la vie !
Te contemplant, j’envie
Ton bonheur étoilé.
Pleure avec moi les rêves
Et les souvenirs chers
Que d’orageuses mers
Ont brisés sur leurs grèves !
À mon front soucieux,
À mon cœur las du monde,
Verse la paix profonde
Qui fait rêver aux cieux !
Car le moment arrive
Où je serai bientôt
Emporté comme un flot
Vers l’éternelle rive.
Quand j’irai, cher ruisseau,
Dormir au cimetière,
J’entendrai ta prière,
Du fond de mon tombeau.
J’entendrai ton murmure,
À travers le gazon,
Marier sa chanson
Au bruit de la ramure.
Et, dans l’obscurité
De la froide cité,
Ces voix extérieures
Embelliront les heures
De mon éternité.
Alfred MORISSET,
Ce qu’il a chanté,
Hommage pieux de ses enfants,
Ottawa, 1914.