L’Adagio

 

 

Les rudes compagnons mangeaient dans la cuisine

Avec leur gros couteaux et leurs gestes pesants,

Lorsqu’une voix, sonore à la croire voisine,

Domina la rumeur des propos paysans :

 

« Écoutez maintenant l’Adagio… » dit-elle.

C’était midi d’été sur la torpeur du bourg ;

Midi, l’heure des bras fléchis, où l’on dételle

Sa tête lasse, avant l’effort second du jour.

 

Heurtant un verre épais sur la table sans nappe,

Les compagnons vidaient le plat servi pour eux.

Le chien du rémouleur est là qui saute ou jappe,

Puis quête du museau sous les souliers poudreux.

 

C’est alors que sortit de la Boîte magique

– Un fil l’enlace à l’Univers aérien –

Ta palme, ton rayon, ton diamant, Musique…

Et nul des sourds mangeurs, d’abord, n’en perçut rien.

 

Crépuscule enchanté de cette symphonie,

Automne en floraison du climat musical,

Plainte ombrageuse où saigne et parade un génie,

L’Adagio roulait ses grains de noir cristal.

 

La tendresse exaltée ou l’amour taciturne,

La nostalgie errante aux confins du bonheur,

Les roses et la cendre, au col… aux flancs de l’urne,

La passion en rêve et la joie en mineur ;

 

La royauté de l’âme et du chant sur le monde :

Le thème, un jour, noté dans l’alphabet des sons,

Soutenu par l’orchestre, acheminé par l’onde,

Descendait au milieu d’un repas de maçons.

 

Les lourdes mains heurtaient moins pesamment les verres ;

Le chien bruyant, par un mangeur silencieux

Fut chassé vers la porte à coups de pied sévères…

L’Adagio chantait son mal délicieux !

 

Le plus jeune ouvrier, chargé de sa jeunesse,

Rêvait de quelque amour surpassant son désir ;

Le plus vieux, front courbé, doigts joints, comme à la messe,

Soupirait de n’avoir un bonheur à choisir.

 

Dans la salle où pendaient, à la poutre peu haute,

Les guirlandes d’ognons et les vasques de lard,

Il semblait qu’eût soufflé l’Esprit de Pentecôte…

Ou que l’auberge fût le beau relais de l’art.

 

Midi : c’est l’heure où l’on regroupe, en soi, sa force

Qu’éprouveront le faix, l’effort, le froid, le chaud…

L’âme, pauvre dryade enclose encore sous l’écorce,

S’ennuie atrocement dans son petit cachot.

 

Âme, réveille-toi ! La Musique t’appelle…

Les jours sont durs, la vie a de terribles jeux ;

Mais, concevant qu’elle est pathétiquement belle,

Nous défierons ses rayonnements orageux.

 

Manger, dormir, lutter, pourvoir l’œuvre et la race,

C’est cela, vivre… et c’est quelque chose de plus :

Tendre le front quand souffle une brise de grâce,

Vouloir être du nombre élargi des élus.

 

L’Adagio nous dit qu’il est une patrie

Où mieux aimer, souffrir plus haut, jouir plus clair.

Votre faim, de vous presque ignorée, est nourrie

Par cette part de l’Ange offerte au fil de l’air…

 

L’annonceur, maintenant, peut placer sa réclame,

L’œuvre du jour, au soir, rendre vos corps brisés :

Qu’importe ! Beethoven vous a servi son âme,

Ce pur Adagio vous a rebaptisés !

 

 

Amélie MURAT.

 

Paru dans le Mercure de France

en janvier 1935.

 

 

 

 

 

 

 

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