Malibran

 

 

                                        I

 

Sans doute, il est trop tard pour parler encor d’elle ;

Depuis qu’elle n’est plus, quinze jours sont passés ;

Et, dans ce pays-ci, quinze jours, je le sais,

Font d’une mort récente une vieille nouvelle.

De quelque nom, d’ailleurs, que le regret s’appelle,

L’homme, par tout pays, en a bien vite assez.

 

 

                                        II

 

Ô Maria-Félicia ! le peintre et le poète

Laissent, en respirant, d’immortels héritiers ;

Jamais l’affreuse nuit ne les prend tout entiers.

À défaut d’action, leur grande âme inquiète,

De la mort et du temps entreprend la conquête,

Et, frappés dans la lutte, ils tombent en guerriers.

 

 

                                        III

 

Celui–là sur l’airain a gravé sa pensée ;

Dans un rythme doré l’autre l’a cadencée ;

Du moment qu’on l’écoute, on lui devient ami ;

Sur sa toile, en mourant, Raphaël l’a laissée,

Et, pour que le néant ne touche point à lui,

C’est assez d’un enfant sur sa mère endormi.

 

 

                                        IV

 

Comme dans une lampe une flamme fidèle,

Au fond du Parthénon le marbre inhabité

Garde de Phidias la mémoire éternelle,

Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,

Sourit encor, debout dans sa divinité,

Aux siècles impuissants qu’a vaincus sa beauté.

 

 

                                        V

 

Recevant d’âge en âge une nouvelle vie,

Ainsi s’en vont à Dieu les gloires d’autrefois ;

Ainsi le vaste écho de la voix du génie

Devient du genre humain, l’universelle voix...

Et de toi, morte hier, de toi, pauvre Marie,

Au fond d’une chapelle il nous reste une croix !

 

 

                                        VI

 

Une croix ! et l’oubli, la nuit et le silence.

Écoutez ! c’est le vent, c’est l’Océan immense ;

C’est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin ;

Et de tant de beauté, de gloire et d’espérance,

De tant d’accords si doux d’un instrument divin,

Pas un faible soupir, pas un écho lointain.

 

 

                                        VII

 

Une croix ! et son nom écrit sur une pierre,

Non pas même le sien, mais celui d’un époux,

Voilà ce qu’après toi tu laisses sur la terre,

Et ceux qui t’iront voir à ta maison dernière,

N’y trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous,

Ne sauront, pour prier, où poser les genoux.

 

 

                                        VIII

 

Ô Ninette, où sont-ils, belle muse adorée,

Ces accents pleins d’amour, de charme et de terreur,

Qui voltigeaient le soir sur ta lèvre inspirée,

Comme un parfum léger sur l’aubépine en fleur ?

Où vibre maintenant cette voix éplorée,

Cette harpe vivante attachée à son cœur ?

 

 

                                        IX

 

N’était-ce pas hier, fille joyeuse et folle,

Que ta verve railleuse animait Corilla,

Et que tu nous lançais avec la Rosina

La roulade amoureuse et l’œillade espagnole ?

Ces pleurs sur tes bras nus, quand tu chantais le Saule,

N’était-ce pas hier, pâle Desdémona ?

 

 

                                        X

 

N’était-ce pas hier qu’à la fleur de ton âge,

Tu traversais l’Europe, une lyre à la main,

Dans la mer, en riant, te jetant à la nage,

Chantant la tarentelle au ciel napolitain,

Cœur d’ange et de lion, libre oiseau de passage,

Espiègle enfant ce soir, sainte artiste demain ?

 

 

                                        XI

 

N’était-ce pas hier, qu’enivrée et bénie,

Tu traînais à ton char un peuple transporté,

Et que Londres, Madrid, la France et l’Italie,

Apportaient à tes pieds cet or tant convoité,

Cet or deux fois sacré qui payait ton génie,

Et qu’à tes pieds souvent laissa ta charité ?

 

 

                                        XII

 

Qu’as-tu fait pour mourir, ô noble créature,

Belle image de Dieu, qui donnais en chemin

Au riche un peu de joie, au malheureux du pain ?

Ah ! qui donc frappe ainsi dans la mère-nature,

Et quel faucheur aveugle, affamé de pâture,

Sur les meilleurs de nous ose poser la main ?

 

 

                                        XIII

 

Ne suffit-il donc pas à l’ange des ténèbres

Qu’à peine, de ce temps, il nous reste un grand nom ?

Que Géricault, Cuvier, Schiller, Goethe et Byron,

Soient endormis d’hier sous les dalles funèbres,

Et que nous ayons vu tant d’autres morts célèbres,

Dans l’abîme entrouvert, suivre Napoléon ?

 

 

                                        XIV

 

Nous faut-il perdre encor les têtes les plus chères,

Et venir en pleurant leur fermer les paupières,

Dès qu’un rayon d’espoir a brillé dans leurs yeux !

Le ciel, de ses élus devient-il envieux ?

Ou faut-il croire, hélas ! ce que disaient nos pères,

Que, lorsqu’on meurt si jeune, on est aimé des dieux ?

 

 

                                        XV

 

Ah ! combien depuis peu sont partis pleins de vie !

Sous les cyprès anciens que de saules nouveaux !

La cendre de Robert, à peine refroidie,

Bellini tombe et meurt. – Une lente agonie

Traîne Carrel sanglant à l’éternel repos.

Le seuil de notre siècle est pavé de tombeaux !

 

 

                                        XVI

 

Que nous restera-t-il, si l’ombre insatiable,

Dès que nous bâtissons, vient tout ensevelir ?

Nous qui sentons déjà le sol si variable,

Et, sur tant de débris, marchons vers l’avenir,

Si le vent, sous nos pas, balaie ainsi le sable,

De quel deuil le Seigneur veut-il donc nous vêtir ?

 

 

                                        XVII

 

Hélas ! Marietta, tu nous restais encore.

Lorsque, sur le sillon, l’oiseau chante à l’aurore,

Le laboureur s’arrête, et, le front en sueur,

Aspire dans l’air pur un souffle de bonheur.

Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore,

Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur.

 

 

                                        XVIII

 

Ce qu’il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive,

Ce n’est pas l’art divin, ni ses savants secrets ;

Quelqu’autre étudiera cet art que tu créais ;

C’est ton âme, Ninette, et ta grandeur naïve,

C’est cette voix du cœur qui seule au cœur arrive,

Que nul autre, après toi, ne nous rendra jamais.

 

 

                                        XIX

 

Ah ! tu vivrais encor sans cette âme indomptable.

Ce fût là ton seul mal, et le secret fardeau

Sous lequel ton beau corps plia, comme un roseau.

Il en soutint longtemps la lutte inexorable :

C’est le Dieu tout-puissant, c’est la muse implacable,

Qui, dans ses bras en feu, t’a portée au tombeau.

 

 

                                        XX

 

Que ne l’étouffais-tu, cette flamme brûlante,

Que ton sein palpitant ne pouvait contenir !

Tu vivrais, ta verrais te suivre et t’applaudir

De ce public blasé, la foule indifférente,

Qui prodigue aujourd’hui sa faveur inconstante

À des gens dont pas un, certes, n’en doit mourir.

 

 

                                        XXI

 

Connaissais-tu si peu l’ingratitude humaine ?

Quel rêve as-tu donc fait de te tuer pour eux !

Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine,

Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène,

Lorsque tant d’histrions et d’artistes fameux,

Couronnés mille fois, n’en ont pas dans les yeux ?

 

 

                                        XXII

 

Que ne détournais-tu la tête pour sourire,

Comme on en use ici quand on feint d’être ému ?

Quand le démon venait, que ne le fuyais-tu ?

Quand tu chantais le saule, au lieu de ce délire,

Que ne t’occupais-tu de bien porter ta lyre ?

La Pasta fait ainsi ; que ne l’imitais-tu ?

 

 

                                        XXIII

 

Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,

Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur

De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ?

Ne savais-tu donc pas que, sur ta tempe ardente,

Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,

Et que c’est tenter Dieu que d’aimer la douleur ?

 

 

                                        XXIV

 

Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse

De tes yeux fatigués s’écoulait en ruisseaux,

Et de ton noble cœur s’exhalait en sanglots ?

Quand de ceux qui t’aimaient tu voyais la tristesse,

Ne sentais-tu donc pas qu’une fatale ivresse,

Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux ?

 

 

                                        XXV

 

Oui, oui, tu le savais, qu’au sortir du théâtre,

Un soir dans ton linceul, il faudrait te coucher.

Lorsqu’on te rapportait plus froide que l’albâtre,

Lorsque le médecin, de ta veine bleuâtre

Regardait goutte à goutte un sang noir s’épancher,

Tu savais quelle main venait de te toucher.

 

 

                                        XXVI

 

Oui, oui, tu le savais, et que dans cette vie

Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir.

Chaque soir, dans tes chants, tu te sentais pâlir :

Tu connaissais le monde, et la foule et l’envie,

Et, dans ce corps brisé concentrant ton génie,

Tu regardais aussi la Malibran mourir.

 

 

                                        XXVII

 

Meurs donc ! ta mort est, douce, et ta tâche est remplie.

Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,

C’est le besoin d’aimer ; hors de là, tout est vain.

Et puisque, tôt ou tard, l’amour humain s’oublie,

Il est d’une grande âme et d’un heureux destin

D’expirer, comme toi, pour un amour divin !

 

 

 

Alfred de MUSSET.

 

Paru dans L’Anémone, annales romantiques en 1837.

 

 

 

 

 

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