Gouttes de rosée
par
MYRIAM DE G.
ALLONS voir naître l’aurore, si nous voulons jouir des mille gouttes de rosée qui parent la nature. Elles sont toute la beauté matinale du brin d’herbe. Elles scintillent au bord de la coupe immaculée du lis, au coeur de la rose éclose, sur l’étoile odorante de la petite violette, au bout des feuilles heureuses de porter cette perle aussi jolie qu’éphémère et... au bord des yeux. Car les vraies gouttes de rosée sont des larmes. Celles-là ne se montrent qu’au point du jour, et celles-ci n’ont pas d’heure pour couler sur la terre.
*
Nous avons tous pleuré.
« Il y a des larmes dans tout l’univers, et elles nous sont si naturelles qu’encore qu’elles n’eussent pas de cause, elles couleraient sans cause, par le seul charme de cette indéfinissable tristesse dont notre âme est le point profond et mystérieux... » (Lacordaire.)
Diamants échappés de l’écrin de notre sensibilité.
Larmes plus ou moins saintes ; rosée plus ou moins pure. Tant de causes les répandent, ces plaintes silencieuses ! Joie ou souffrance. Sur ce long calvaire qu’on gravit tous les jours, du berceau à la tombe, qui comptera les étapes douloureuses ainsi que les haltes joyeuses ?
Les stoïciens, immunisés contre la douleur, sont-ils également insensibles à la joie ? Il est permis d’en douter ! Et devant telle ou telle surprise heureuse, leurs pleurs à eux aussi les ont trahis. Car elles sont un peu indiscrètes, les larmes. Joie inattendue, bonheur aussi profond que le cœur, rencontre bienfaisante, les larmes traduisent tout cela, exprimant parfois des sentiments que les lèvres impuissantes se refusent à livrer.
On écrirait de belles pages sur ces choses.
Nous nous sommes plus d’une fois laissés émouvoir par les pleurs d’une jeune mère, penchée sur un berceau ; par ceux du tout petit : perles brillantes, gouttes de rosée de l’aurore.
Pleurs de l’enfant, délicieuse pluie,
Qu’un souffle amène et qu’un baiser essuie
Si doucement qu’il n’en reste plus rien ;
Pleurs d’autrefois que buvait un sourire,
Qu’avec regret, vous me faites redire
« Ah ! le bon temps où nous pleurions si bien ! »
Un gros chagrin : bébé ne sait plus où est maman et il gémit : « J’endurais de toi, parce que tu ne venais pas ! »
Pauvre petite Jeanne ! La même, voyant sa tante navrée, la câline en disant :
« Tatan, tu pleures, parce que ta maman est morte et qu’on l’a mise dans la terre... Mais son âme, où elle est ?
– Son âme est au ciel, mignonne. »
L’enfant, dans son implacable logique, ne comprend plus pourquoi tatan regrette une mère qui est au ciel et répond, étonnée : « Alors, tatan, pourquoi pleures-tu ? »
Ou bien, ce sont les premières déceptions de l’enfance (ces déboires dont sourient ceux qui ne se souviennent pas des leurs) pour lesquelles coulent pressées, de grosses larmes, bientôt oubliées, perdues dans un sourire.
Si la tête de sa poupée se brise, pour une petite fille, c’est la mort de son enfant !
Tout est relatif.
À trente mois, Georges D..., les deux poings serrés, le visage inondé, faisait si bien pitié, que je lui demandai la cause d’un semblable désespoir.
« Des caresses ! Je veux des caresses ! » me répondit-il entre deux hoquets et deux trépignements ! C’était pour le moins une façon imprévue de les solliciter.
Et, mélancolique, je regarde les hommes : eux aussi, parfois, exigent durement de la vie et de leurs frères, une tendresse, une affection souvent refusée, souvent amoindrie par ceux qui l’apportent.
Amour fugitif, qui court les monts et les plaines et cherche encore où planter sa tente...
L’amour constant, l’amour fidèle,
Qui le connut, qui le trouva ?
Comme l’oiseau, une hirondelle,
L’amour s’en vient, l’amour s’en va...
Au moins l’hirondelle exilée,
Parfois retourne au sol béni...
Mais quand l’amour s’est envolé,
Il ne revient jamais au nid !...
Romance d’antan.
Alors le cœur se brise et en laisse échapper des preuves : nous pleurons. Nous pleurons pour avoir reçu d’un ami moins que nous en espérions ou tout autre chose. Hélas ! nous avons demandé à la créature plus qu’elle ne peut donner ! Si nous voulons dominer les déceptions du cœur, de l’esprit, il faut savoir se contenter de peu, détourner les yeux des éphémères satisfactions et regarder, au-dessus, l’Ami bon, aimant, immuable : notre Dieu. Près de lui, nul besoin de crier pour avoir sa part d’amour ! Il sert divinement ses créatures aimées et aimantes.
Ses perfections infinies lui permettent, à lui seul, de combler nos aspirations, notre insatiable besoin d’amour. Mais on ne sait pas aimer Celui-là seul qui toujours aime le premier et toujours paye de retour.
*
Quel flot de larmes dans une destinée ! Il arrive que certaines heures en soient comme noyées. « Toutes nous blessent, la dernière nous tue », lit-on sur un beffroi d’une vieille ville d’Allemagne. La marquise de Lespinay a opposé à ces mots désespérants, cette parole : « Toutes nous acheminent, la dernière nous introduit ! »
Pourquoi donc une telle tristesse ? pourquoi tressaillir si profondément parce qu’une main se retire ou se ferme, parce qu’un appui s’écroule ou un secours se fait attendre ? On monte vers le foyer où il fera si bon ! À chaque instant on approche.
Quand tous les bruits s’éteignent, quand l’ombre se glisse autour des cœurs, au moment des séparations, s’ouvre la source des larmes. Les bien-aimés s’en sont allés nous attendre. « Heureuses les maisons qui ont ainsi la moitié des leurs là-haut, pour faire la chaîne et tendre la main à ceux d’ici-bas ! Si Dieu récompense un verre d’eau froide donné en son nom, comment ne payera-t-il pas une coupe de larmes versées avec amour ? » (Ozanam.)
Il y a des larmes vaines, des larmes émouvantes. On dédaigne les unes, on s’attendrit sur les autres.
Larmes du vieillard, petites fleurs sur des ruines ! Qui n’a été touché de voir ces fleurettes, un peu intimidées – on le croirait – gênées de fleurir, de couler entre deux rides. Elles viennent de loin, pleines de souvenirs ! Larmes dont nous ne voudrions jamais être la cause.
D’autres fleurs naissent d’un amour-propre froissé, d’un caprice ou d’une faute...
« Ne fais pas de poussière au chemin de ta vie », et tu t’éviteras bien des peines.
Ils jaillissent d’un bouleversement intime, de crucifiantes incertitudes, de lourdes inquiétudes ; de nos regrets et de nos désirs, de nos luttes et de nos entraves.
Lorsque Dieu anéantit tous les moyens humains pour perfectionner son ouvrage, les pleurs qui éclosent ne doivent point être amers. « Tes larmes d’aujourd’hui sont les ouvrières de ton bonheur de demain. » (P. Fleury-Divès.) Cependant, de souffrir, de pleurer, on se lasse, parce qu’on oublie que le Dieu d’inlassable pitié compte tout, accepte tout, transforme tout.
La croix peut peser lourdement et longtemps...
... Je comprends que l’on meure
Ainsi que des héros,
D’un seul coup, dans une heure,
Sous la main des bourreaux...
Mais souffrir avec calme,
Des ans, avec amour
Et sans cueillir la palme
C’est mourir chaque jour !
Le Maître tend toujours la main, et sur les cailloux si nombreux et si pointus qu’ils soient dans la voie montante, avec lui on ne tombe jamais sans être relevé.
Quand les gouttes de rosée arrosent ses pieds divins, Il s’approche pour consoler... « Il frémit au moindre son d’une âme émue ! » (Mgr Bougaud.) Il est tout Amour pour qui sanglote et l’appelle. Cependant, pour le comprendre, il faut avoir souffert.
*
N’avez-vous point été tentés parfois, de dire à quelque personne :
« ...Vous souriez trop bien, vous avez dû pleurer !... (L. Moutières.) Ne faut-il pas avoir été bien meurtri par la vie pour mettre beaucoup de choses dans un sourire ? On apprend si bien, en souffrant « que la terre est petite à qui la voit des cieux » ! Et cela crée un beau sourire.
Autrefois, nos pères affichaient leurs pensées et gravaient en « Avis au Public » à l’entrée du cimetière : « Hodie mihi, cras tibi. Aujourd’hui, c’est mon tour, demain, ce sera le tien. » Ils avaient raison de nous rappeler ainsi que le temps nous mène à l’éternité. Si vite on oublie la grande affaire : bien mourir ! à laquelle on se prépare en tâchant de bien vivre... sous la pluie.
On se croit au logis où l’on voudrait rester ;
On n’est qu’au vestibule... Et Dieu, quand on l’implore
Nous dit : « Prenez courage ! » en nous montrant encore
De grands escaliers à monter !
Ainsi va le temps : à petits pas.
Et il pleut toujours des petites peines !
*
N’oublions-nous pas que « l’homme est conduit dans la vie, par quelqu’un de meilleur que l’homme, à quelque chose de meilleur que la vie » ?
N’oublions-nous pas que tant de fibres sont à briser, parce qu’il nous est bon de saigner ?
En ce monde, tant de parti pris, tant de rouages grinçants, de moteurs enfiévrés et énervants font souffrir ; tant de sévérités inattendues viennent refroidir l’ancienne intimité de certaines amitiés, et nous pleurons. La rosée tombe ; elle rafraîchit, elle purifie, elle permet de voir juste et d’être bon.
« Achevez, ô mon Dieu, les bons mouvements que vous me donnez. Ôtez donc de moi la tristesse que l’amour de moi-même pourrait me donner de mes propres souffrances, et des choses qui ne réussissent pas au gré des inclinations de mon cœur. » (Pascal.)
*
Dans l’au-delà mystérieux, il nous semble qu’un ange doit être chargé de recueillir les innombrables gouttes de rosée de tous les yeux, pour en porter à Dieu l’hommage. Il doit veiller à les épurer, afin que très purs, très soumis soient les pleurs offerts. Quel splendide holocauste ! Quelle pluie bénie ! Quelle prière féconde ! Et si des larmes d’amour y sont mêlées, l’ange, à genoux, doit étendre ses ailes et sourire à Dieu en lui disant : « Soyez béni pour les larmes des hommes ! »
MYRIAM DE G., Sources fraîches, 1950.
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