Le huitième jour de la création
(FRAGMENTS)
par
Lyse NANTAIS
Je m’éveille dans un matin lavé de lumière, qui scintille sur la brique rose.
Une branche, pont doré, enjambe les toits dans le bleu.
L’échelle de sauvetage a un barreau de perles, croisé d’un barreau d’ambre, et le dernier échelon s’efface dans la fumée, tandis que disparaît dans l’ombre le rose éblouissant des briques.
La souffrance est venue d’abord lointaine et sourde, imperceptible ainsi que se prépare l’orage par un jour bleu d’été.
La chose est venue lentement. D’abord je ne la voyais pas, je l’ai sentie comme une présence, une présence étrangère qui bougeait au fond de moi. J’ai eu peur et j’ai tremblé dans mon fort. C’était l’avertissement et je n’ai pas voulu l’entendre, j’ai dit que je me trompais, j’ai saisi un vain espoir à pleine main et je me suis accroché une joie qui déjà pourrissait.
Alors je me suis mis à rire, mais vite j’y renonçai car le rire qui n’use ressemble à un sanglot.
Puis j’ai voulu détruire la présence qui bougeait au fond de moi. Je voulais la chasser avant qu’elle ne se levât et que je sache qui elle était. J’ai couru sur les routes, j’ai couru dans les champs mais l’étrangère courait avec moi et plus vite que moi et je la respirais dans le vent, je la devinais au bout du champ. Alors je me suis penché au-dessus de la rivière et j’ai vu son visage. J’ai voulu l’effacer et j’ai crevé son visage avec une pierre mais il s’est ridé de mille cernes et je l’ai entendu gémir.
Je m’en suis revenu lentement mais je sentais l’étrangère qui marchait sur mes pas comme un bon chien de garde. Soudain je me suis écroulé comme un arbre qui tombe, tout vert, avec toutes ses feuilles. Il y eut un grand bruit et ce fut le silence. Je n’ai pas fait un geste pour me relever, longtemps je suis demeuré là, il semblait que chacun de mes membres mourût un à un, l’herbe avait un goût amer dans ma bouche mais enfin la présence ne bougeait plus au fond de moi.
Alors, j’ai compris que la souffrance était venue.
Toutes les fenêtres ont des barreaux qui me retiennent prisonnier dans un monde de vitre.
Beau ciel sur la neige, là qu’il doit faire bon respirer.
Si je pouvais toucher le ciel de mes mains, sentir le bleu, le modeler, lui donner une forme et avec ce glaive de lumière faire sauter les barreaux de ma prison de verre.
La grande fenêtre de droite regarde sur les toits, elle est grise et lente couleur du silence. Des oiseaux parfois, deux à deux sagement, viennent rêver sur ces toits, et je les vois qui chantent, sans jamais les entendre.
La fenêtre du centre ne donne nulle part, on dirait un miroir de poche, elle n’a pas de place en même temps pour un rayon de soleil et son ombre. C’est à cette fenêtre chaque jour que mon cœur vient se poser.
Je crois que chaque matin il faut se relever avec un nouveau petit courage, renouveler son programme intérieur de sourire et de pensée. Vivre sa vie simplement, vivre un seul jour simplement est difficile ; je crois qu’il n’y a rien de simple, tout ce qui arrive jusqu’aux moindres évènements étant mystérieux et impossible à prévoir.
Il y a mille manières de courage, je te dis que le plus grand est d’accepter le médiocre et ensuite de l’oublier, surtout de l’oublier, car le danger existe de sombrer dans une règle morne imposée par des occupations physiques. Tu dois te construire une vie intérieure intense, capter dans l’existence tout ce qui peut être un aliment pour tes rêves. Ne laisse jamais passer l’occasion d’être juste envers les autres et envers toi-même, je veux dire ne concède pas en paroles ce que tu repousses intérieurement.
Cela est une grande injustice.
Toutes les rues de la ville forment une toile d’araignée aux fils mystérieux où se débattent les ombres. Les phares d’automobiles, comme d’énormes yeux de mouche, foncent sur moi. Ça sent la neige qui pourrit. Les reflets des lampadaires coulent sur les toits et frémissent comme des ailes.
D’où viendra le hurlement d’une bête qui se meurt, qui va lever les poings vers le ciel, qui va se jeter dans le fleuve sombre, afin de boire l’étoile qui tantôt va y tomber ?
Il me semble que je suis l’araignée elle-même, je monte, je monte et le réseau de fils avec moi ; il me semble que je suis cette ombre, que je me jetterai dans le fleuve sombre... Mille mouches foncent sur moi, dans l’acre odeur de la neige qui pourrit.
Une petite vieille court, disparaît dans une couronne de lumières. J’entends mes pas crisser sur la neige. J’entends l’araignée qui lentement tisse sa toile au fond de moi.
La rue monte tristement dans la brume, vers la brume, et le froid m’accompagne. À chacun de mes pas je l’entends se plaindre comme une présence humaine qui marcherait à mes côtés. L’arbre d’en face me regarde, ses branches lourdes comme des bras et son ombre bleue sur la neige avec mon ombre forment une croix, j’ai peur de me retourner, je sens comme un être tendu vers moi, qui me suivrait des yeux.
Je monte la rue lentement, jamais je n’arriverai. L’arbre qui suit l’autre est toujours plus loin.
Je marche dans le temple du silence, il me semble que tous les arbres à chacun de mes pas murmurent De profundis, et enfin je distingue, là-bas au bout de la brume, une escarbille de glace qui brille dans un grand trou de neige sale.
Les toits étaient drapés d’une écharpe de brume et le jour pendait du ciel comme une frange usée.
Une maison verdâtre aux vitres sales, comme un visage aux orbites creuses, et derrière la maison un champ vague avec un seul arbre qui agonisait les bras en croix.
Une cheminée d’usine crachait noir sur la neige fondante ; des moineaux repus, gonflés, dansaient sur l’asphalte de la rue.
Un homme apparut qui marchait, titubant et graisseux, comme une silhouette taillée dans un papier d’emballage.
Soudain, une chose extraordinaire est venue. Au moment où la sirène de l’usine hurlait l’appel, le soleil a éclaté dans le ciel ainsi qu’une orange pleine de jus. D’un seul coup, tout est devenu lumière, blanche la neige et rose la fumée, et l’arbre dans le champ vague derrière la maison, et la maison elle-même, et les moineaux dans la rue.
L’homme de carton s’était rapproché de moi, sifflant un air ; bruyamment il renâcla, et une chique jaune s’estampa sur la neige, glorieusement, en forme de cœur.
Seigneur, m’avez-vous donné cette vie pour la reprendre et la briser sans cesse ?
J’aurais pu être un homme sans mémoire et sans pensée, j’aurais pu l’être et le poids de mon âme eût été moins lourd à porter.
Fétu rompu au moindre vent, feuille qui sèche, mère qui meurt détruisant aux sources de la vie la vie d’un ange, je n’ai rien vu encore désarmer votre bras.
Me voici à genoux, courbé, anéanti devant vous.
Je ne demande que l’oubli. Si je ressemble à votre image, ayez pitié de Vous.
Suis-je coupable au point de mériter un pareil châtiment ? Mais si l’expiation est pour tous, je prie avec les autres pour endormir un remords qui ne nous appartient pas.
Seigneur, si vous ne m’avez donné cette vie que pour la reprendre et la briser sans cesse, étouffez d’abord la mémoire et la pensée.
Je vous le jure, ô Seigneur, il restera encore assez de douleur.
Toute ma tendresse surgit sur mes lèvres. Un feu rouge brille profond et doux, une myriade d’étincelles jaillit au fond de moi-même, illuminant mon âme débile, mon cœur faussé.
Sourires, regards, instants, mousse et coquillages, souvenirs... L’un parle d’un pays où j’habitais en songe, l’autre de la couleur des eaux, limpides lorsque j’avais seize ans, de crépuscules lunaires, de la dernière étoile épinglée à la nuit.
Là où chanta la dernière sirène, les vagues fleurissaient d’algues les rives claires.
Beaux arbres qui balancez vos verts cheveux dans l’eau, m’avez-vous oublié ?
Pleurez, doux rossignols, au dôme des tièdes nuits.
Lyse NANTAIS.
Paru dans Amérique française en 1953.