LES RUINES

 

2e Méditation. – Luther.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred NETTEMENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’âme tristement préoccupée du spectacle de ces ruines morales et intellectuelles qui m’entouraient de leur cercle fatal, tournant vers tous les points de l’horizon les regards de ma pensée et ne trouvant rien debout, j’étais fatigué de cette uniformité de débris, de cette monotonie de destruction, et il me semblait d’abord n’avoir en face de moi que l’immensité du chaos. Mais peu à peu cette confusion cessa, un rayon passa dans cette nuit. J’étais entouré des effets, les causes sortirent de leurs ténèbres et m’apparurent. On eût dit que le temps, qui n’est plus, se relevant de cet oreiller de pierre sur lequel il sommeille, venait comparaître devant la justice de la postérité. C’était comme une histoire vivante qui marchait, qui courait, qui respirait devant mes regards, et dont les feuillets se tournaient d’eux-mêmes ; c’était comme une imitation colossale de ces jugements de l’Égypte, où les rois, se retournant à demi sur le seuil de la tombe pour compter avec leurs sujets, venaient, n’ayant plus pour escorte que leurs vertus ou leurs crimes, mettre leur vie dans la balance d’un funèbre tribunal. Les siècles passaient et repassaient devant moi comme des ombres légères avec leurs chefs et leurs drapeaux confondus. Tous s’arrêtaient pleins d’étonnement et de terreur devant nos débris, et, se frappant la tête, semblaient chercher la cause de cette immense destruction. Il y avait là quelque chose de pareil au tableau homérique des Troyens parcourant la plaine d’Ilion, que le départ de l’année grecque a laissée déserte et nue ; interrogeant du regard les rives connues du Simois, recherchant d’un œil vide, après dix longues années de siège, ces bocages si chers et ces grottes accoutumées, et ne retrouvant qu’un champ aride, hideux à voir, arrosé d’une pluie de sang, couvert d’une moisson de cadavres ; les arbres brisés et rompus, çà et là d’immenses quartiers de roches, armes fatales dans les mains de l’homicide Achille et du redoutable Ajax ; partout la désolation de la guerre qui foula ces champs malheureux sous ses pieds d’airain, tout à bas, tout couché dans la poussière par le vent de la mort ; une carrière vide, solitaire, silencieuse et morne, où d’un bout de l’horizon à l’autre il n’y a rien debout, si ce n’est des tombes. À la vue d’un spectacle semblable, en face d’une désolation plus grande encore, les siècles se prenaient à frémir. Par un retour étrange, c’était le passé qui étudiait le présent étendu à terre, et pour lui ces ruines demeuraient sans explication, cette histoire restait close. Les auteurs méconnaissaient leur œuvre, ils passaient à côté en la regardant en pitié, et disaient en passant : « Quel est ce siècle, quel est ce peuple, et qui donc a entassé ces débris ? Qui donc a jeté l’humanité à bas de son piédestal ? Fille du ciel, elle posait à peine, de notre temps, le pied en terre ; qui donc l’y a enfoncée ? Pourquoi cette société vivante est-elle étendue, sur une couche funèbre, pâle, sans chaleur, sans âme, sans regard ? Le soleil des intelligences s’est-il éteint, et le monde achève-t-il de disparaître dans des ténèbres glacées ? Faut-il que le peuple de la tombe dise au peuple des vivants : Frère, je te salue ! »

Et moi, assistant à cette revue de la mort, il me sembla tout à coup que mes yeux s’éclairaient et que je comprenais ce qui m’avait paru d’abord inexplicable. Les flots des temps passés, qui roulaient confus et sans ordre, se séparaient peu à peu ; la grande armée de la destruction reprenait ses rangs en face du champ de bataille. Je voyais d’une manière distincte l’esprit de renversement dans toutes ses phases et sous toutes ses formes. Protestant d’abord, puis philosophique et enfin politique ou révolutionnaire. Chaque siècle suivait son chef et arborait son drapeau. El j’entendis trois noms, qui retentissaient comme des cris de guerre ; trois de ces noms qui remplissent à eux seuls l’espace, qui résument toute une histoire, qui marchent devant toutes les autres comme autant de bannières derrière lesquelles il y a toute une armée, c’étaient les noms de Luther, de Voltaire et de Mirabeau. Et j’entrevoyais la mystérieuse succession de ces trois terribles dynasties de destructeurs. Je comprenais comment, par un ordre fatal, pour arriver en bas ils partirent d’en haut ; comment ils brisèrent, dans la vérité religieuse, l’anneau qui attachait la mobilité humaine à une immuable barrière ; comment ils corrompirent le cœur avant de corrompre l’esprit ; comment ils brisèrent dans les régions morales toutes les clefs de voûte avant d’arriver aux choses d’un intérêt matériel et plus direct, comment ceux qui délièrent dans le ciel vinrent avant ceux qui délièrent sur la terre.

Pendant que ces pensées traversaient mon esprit et qu’une voix secrète me nommait tous les personnages divers qui avaient conduit les peuples au renversement de la société, le nom de Luther retentit le premier à mon oreille et je vis ce moine superbe se dresser devant les débris modernes, le front haut et sombre comme un ciel d’été où l’orage a passé. C’était bien là l’esprit orgueilleux qui, au commencement du seizième siècle, bouleversa la chrétienté par son ardente parole, et qui, faisant monter avec lui le génie des troubles dans la chaire sacrée, nous souffla tant de malheurs et de divisions. C’était ce docteur angustin qui d’une querelle de couvent fit une révolution, marchant de pair avec le pape, luttant contre les princes et les empereurs ; d’une intelligence élevée, mais d’un orgueil plus haut encore ; frémissant au seul mot d’obéissance, et cependant implacable quand il commandait ; un de ces despotes de liberté qui pèsent si lourdement sur les peuples qu’ils prétendent affranchir : c’était Luther, tel que l’histoire nous le montre, tel qu’il vit encore dans ses écrits, et il me sembla que j’entendais sortir de sa bouche ces fières expressions par lesquelles il se peint lui-même : « Ma parole n’est pas un foudre de Salmonée, ni un vain murmure dans l’air ; on n’arrête pas la voix de Luther ; et je souhaite que les princes de la terre ne l’éprouvent point à leur dam. »

Et autour de ce chef de la réforme se groupaient ses premiers disciples, dont quelques-uns devinrent ses rivaux. Le rude et froid Calvin, Carlostad, Zwingle ; Bucer, l’apôtre des quatre villes ; Oecolampade, Thomas Crammer, ce réformateur de l’Angleterre ; Mélanchton, triste après sa mort comme il l’était pendant sa vie ; Mélanchton, l’ornement de son siècle et la lumière des lettres, qui, emporté dans les fausses voies par un amour mal réglé pour le bien, y resta par admiration et par crainte du maître qu’il s’était donné ; Mélanchton, le Cicéron de l’erreur, le saint Augustin de l’hérésie. À la vue de ces hommes si puissants dans leur temps, et dont les noms sont presque tous oubliés de nos jours, je croyais voir le siècle qu’ils avaient rempli de leur génie se dérouler de nouveau devant moi. J’entendais le cardinal Julien annoncer au pape Eugène II la réforme en termes si précis, qu’ils font ressembler la prophétie à l’histoire : « Après l’hérésie de Bohème, disait ce grand prélat, il s’en élèvera une bien plus dangereuse encore. On rejettera la cause de tous les désordres sur la cour de Rome. Les esprits sont dans l’attente de ce qu’on fera, et ils semblent devoir bientôt enfanter quelque chose de tragique. Je vois que la cognée est à la racine, l’arbre penche, et au lieu de le soutenir pendant qu’on le pourrait encore, nous le précipitons à terre. Les corps périront avec les âmes ; Dieu nous ôte la vue de nos périls, comme il a coutume de faire à ceux qu’il veut punir ; le feu est allumé devant nous et nous y courons. » Puis l’université de Wittenberg, le berceau du protestantisme, m’apparaissait, et là Luther allumait ce terrible incendie que le cardinal Julien annonçait au pape Eugène, et qui devait parcourir l’Allemagne, l’Angleterre et la France. La querelle de la chaire s’agrandissait et remplissait toute la scène de l’histoire. Les princes et l’empereur se rencontraient en armes au milieu de l’Allemagne déchirée. Enfant bâtard du christianisme, qui n’avait opposé aux bourreaux que des martyrs, le protestantisme entrait dans le monde par le glaive. Zwingle, l’un des pères de la réforme, périssait l’épée à la main sur le champ de bataille. Les disciples de Luther s’entendaient encore mieux à tuer qu’à mourir. Au milieu de l’effroyable mêlée de tant de chefs opposés et de tant de doctrines contraires, pendant qu’une guerre intestine travaillait le protestantisme en guerre avec la papauté et l’empire, pendant que Luther détestait Calvin et anathématisait Zwingle, pendant qu’on faisait et refaisait les professions de foi, et que celle de Wittenberg, qui avait changé celle d’Augsbourg, était à son tour remplacée par celle de Smalkalde ; pendant qu’on pillait et qu’on brûlait les monastères, le protestantisme, gagnant de proche en proche avec les flammes de la guerre civile et celles de l’incendie, arrivait en France. Et là c’étaient de nouveaux malheurs, de nouvelles désolations et de nouvelles ruines, la révolte armée, la ligue, la saint Barthélémy, qui couvrit d’une large tache de sang toute une page de notre histoire.

Taudis que l’histoire des premiers jours du luthéranisme se présentait à mes yeux, la nôtre s’ouvrait devant Luther et devenait pour lui compréhensible. Je ne sais quelle voix lui enseignait tout à coup les mystérieux canaux par lesquels ces deux histoires communiquent, lui montrait la cause à côté des effets, la faux à côté du champ dépouillé et nu. C’était comme une conscience parlée qui retentissait au milieu de notre silence, et Luther, passant et repassant sa main sur son front plissé, semblait tourmenté d’un remords. Et ma voix s’associant involontairement à cette voix lui criait : « Oui, le premier auteur de ces désolations, le premier ouvrier de ces ruines qui vous épouvantent ; oui, Luther, c’est vous ! Jusqu’à vous, le christianisme, cette personnification de la civilisation européenne, était resté ferme, inébranlable contre ses ennemis : c’était comme une immuable citadelle qui, entourée de tous côtés par de hauts remparts, protégeait la société qui grandissait sous son impénétrable abri. Les assauts venaient mourir aux portes, et vous, ces portes, vous les avez ouvertes ! Le christianisme n’a point été vaincu, il a été livré, livré comme Jésus par Judas. Le coup de feu qui le blessa fut tiré par derrière. Luther, vous n’êtes point un loyal ennemi, vous êtes un déserteur ; ce que vous avez prisé plus haut que votre vertu et votre devoir, vous l’avez obtenu ; le petit moine, comme vous parliez vous-même, a ébranlé sur son trône le grand pontife ; mais à quel prix avez-vous acheté cette triste gloire ? Voyez-vous maintenant toute l’étendue de l’attentat que vous n’aviez pas mesuré ? Tant de sang répandu, tant et de si effroyables guerres ; l’Allemagne bouleversée, la France déchirée, l’Angleterre toute bariolée de ses apostasies et n’en pouvant plus de malheurs ni de crimes, Luther, ce n’est là que le vestibule de votre histoire, et vous êtes encore plus coupable de ce que vous avez préparé que de ce que vous avez fait !

« Voyez dans notre société à moitié expirée les deux grands principes, ces immenses atlas qui soutiennent les empires, voyez l’autorité et la liberté couchées à terre comme deux anges déchus auprès d’un soleil éteint ! Eh bien ! ce sont vos mains qui leur ont porté les premiers coups. Parmi toutes ces blessures, celle qui saigna la première, c’est vous qui l’avez faite. Vous avez nié l’autorité, Luther ; savez-vous que l’athéisme et le régicide étaient dans ce mot ? Vous avez faussé la liberté, Luther, en donnant son nom à la révolte. La liberté aussi est une religion, et vous en avez fait un calcul d’ambition, un levier de fortune ; vous avez appris à vos successeurs le secret de ces tyrannies qui s’exercent au nom de la liberté. Sur l’arbre du christianisme qui, croissant pendant seize siècles, élevait jusqu’au ciel sa tête sublime, et couvrait la terre de ses magnifiques ombrages, vous avez enté le protestantisme comme une de ces branches gourmandes qui détournent la sève et la vie et ôtent à l’arbre sa force et sa verdeur.

« Depuis seize siècles la liberté et l’autorité grandissaient ensemble dans son sein, voisines sans être rivales, comme deux colonnes sœurs qui, s’élançant majestueusement et d’un seul jet, supportent la même coupole. Mais tous les principes veulent vivre. L’autorité attaquée par vous est devenue dure et sévère ; le christianisme a tendu celui de ses ressorts qu’on voulait briser ; il n’a point abdiqué, mais il a laissé reposer la liberté dont on se faisait une arme contre lui. La fausse liberté protestante a empêché le développement de la vraie liberté chrétienne ; la fausse liberté protestante a mis je ne sais quoi d’austère sur le front d’une religion où la sainteté était pleine de clémence et la gravité mêlée de douceur. Là est l’origine de ce divorce de la liberté et de l’autorité, qui tourmenta les âges passés et qui tue le nôtre. Les uns, voyant l’autorité restée seule en évidence dans le catholicisme et entourant son front de foudres et d’éclairs, la prirent pour la tyrannie, et se mirent à la haïr, lui attribuant les meurtres et les malheurs qui désolaient le monde, comme si les principes immuables pouvaient porter la tache des crimes de ce peu de chose qu’on appelle les hommes. Les autres, voyant tant de bouleversements et de révoltes mis au nom de la liberté, furent en garde contre elle et crurent qu’il fallait serrer, jusqu’à la briser, cette main qui semblait pleine de tempêtes et de fléaux.

Ô Luther, voilà votre ouvrage ! c’est vous qui le premier avez séparé ce qui devait être uni, c’est vous qui avez imprimé le mouvement à ces luttes rivales qui, suivant la belle parole du cardinal Julien, ont tué le corps et l’âme de la société. Vous avez donné aux passions humaines un levier, aux crimes un masque, à la guerre civile un drapeau. Il y a un homme qui est coupable de la Saint-Barthélemy avant Charles IX, avant Catherine de Médicis, avant les Guise ; cet homme, Luther, c’est vous ! Oui, regardez nos plaies, nos malheurs, nos ruines : plaies, ruines, malheurs, nous vous devons tout. Vous êtes le précurseur de l’armée de destruction ; lorsque vous marchiez, on entendait derrière vous le bruit lointain du torrent du XVIIIe siècle, qui déjà grondait contre l’Europe. Luther, ceux qui périssent par vous vous saluent, vous l’artisan de leur infortune, vous le créateur de leur chaos. Luther ! c’est du sein d’une société d’où la foi religieuse et la foi politique sont sorties sur vos traces, du sein d’une société courbée sous le fatal niveau lancé par votre main, que partent nos plaintes et nos reproches ! c’est l’assemblée des nations, c’est le concile des siècles qui vous le crie : au nom de l’autorité, Luther, soyez anathème ! soyez anathème au nom de la liberté ! »

Et pendant que ces paroles tombaient sur son front, le chef de la réforme restait impassible et la tête haute, comme l’archange déchu dans l’enfer de Milton. On voyait que la pensée d’orgueil qui avait perdu sa vie se réveillait et réchauffait ce cœur sous les glaces de la mort. Il planait sur ces débris comme sur un immense piédestal d’où il commandait l’avenir, et au milieu de ses remords il semblait s’éprendre d’admiration pour la magnificence de la désolation et les grandeurs de l’abîme. Mais à côté de lui j’entendais comme un murmure de sanglots et de gémissements tristes et doux comme la brise de la nuit, et j’apercevais Mélanchton qui répétait, les mains croisées sur la poitrine : « La voilà donc venue cette époque d’ignorance et de barbarie que j’avais prévue ; ma consternation n’était donc que trop juste, et ces douleurs de l’enfer qui torturaient mon âme ne m’avaient point trompé, puisque la postérité a vu toutes les tragédies que soupçonnaient mes appréhensions. Luther, Luther ! qu’avons-nous fait 1 ? »

 

Alfred NETTEMENT.

 

Paru dans Écho de la jeune France en 1833.

 

 

 

 



1 Voir les lettres de Mélanchton à son ami Camérarius.

 

 

 

 

 

 

 

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