LES RUINES

 

4e Méditation

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred NETTEMENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avez-vous vu dans les hautes eaux de l’Océan, après une de ces effroyables nuits où les éléments déchaînés se sont livré la guerre, avez-vous vu, de la poupe d’un navire longtemps battu par les flots, fouetté par les vents en fureur, et dont les mats, à demi fendus, conservent les traces de la foudre, noires comme les blessures d’un cadavre ; avez-vous vu les vagues tourbillonnantes et lancées en trombes par des volcans souterrains s’apaiser peu à peu ; l’Océan, qui se levait vers le ciel en ondoyantes colonnes, se recoucher dans son lit de sable comme un Titan fatigué de sa journée ; une brise fraîche et légère balayer vers l’occident les monceaux de nuages qui encombrent les airs, et tandis que l’extrémité du ciel est sombre encore, le soleil se levant à l’orient dans sa gloire et inondant des flots de sa vive lumière ce trône immense d’où il vient de chasser à la fois la tempête et la nuit ?

Il se passait à mes yeux quelque chose de pareil.

Les derniers bruissements du siècle de Luther retentissaient encore à mes oreilles ; mais le vent de l’éternité soufflait sur ce peuple des morts, et ils allaient, ils allaient s’enfonçant peu à peu dans les ténèbres de la nuit. Tout ce monde aux brillantes couleurs, avec ses novateurs à la puissante parole, ses hardis guerriers, ses hommes d’État à la vaste tête, ses femmes illustres, ce monde, qui m’entourait tout à l’heure encore de ses mille replis et de ses mugissements confus, ne m’apparaissait plus que comme un point noir dans un lointain obscur. Vu de près, il semblait remplir la scène. À mesure qu’il marchait ce n’était plus qu’un épisode dans la grande histoire, un flot de plus sur l’océan des âges. La tête pleine de ces images innombrables qui venaient d’occuper ma pensée, j’écoutais, le front appuyé sur mes mains, les derniers murmures qui m’arrivaient à travers les espaces, comme un voyageur écoute, l’oreille contre terre, le pas sourd d’une armée lointaine qui dépasse la frontière, peut-être pour n’y plus rentrer ; j’écoutais, comme du haut d’un rivage tout à l’heure peuple et bruyant, actuellement désert et morne, on regarde fuir les mille vaisseaux qui emportent les destinées d’un empire. Toutes ces passions, dont le tumulte remplissait les airs, allaient se reposer dans la paix de la mort. Le silence plaçait son redoutable sceau sur ce siècle échappé de la tombe, et l’on n’entendait plus que quelques bruits inarticulés, des sons vagues et incertains, lorsqu’il me sembla que, des profondeurs de l’éternité, où ils allaient s’engloutir avec leur siècle, Luther et Calvin me criaient de cette voix perçante qui brise les barrières du cercueil. « Au revoir ! Nous nous rencontrerons encore ; mais cette fois Calvin et Luther se nommeront Voltaire et Rousseau. »

Je méditais sur le sens caché de cette parole prophétique, au milieu des nuages de poussière et de fumée que le protestantisme avait soulevés sous ses pas ; le siècle qui s’en allait, je ne le voyais plus ; celui qui venait, je ne l’apercevais point encore. J’étais à l’une de ces phases douteuses et équivoques qui tiennent de la nuit, sans être la nuit ; du jour, sans être le jour. Mélange étrange de lumière et d’obscurité, espèce de crépuscule moral jeté comme une transition entre deux principes et deux systèmes ; qui couvre à demi d’un voile officieux et de chastes ténèbres l’action des causes créatrices, et les mystères de la génération de l’histoire. La tempête de la réforme était tombée, mais elle grondait sourdement dans le lointain ; ce n’était plus l’orage, mais ce n’était pas le calme encore. Je devinais par un instinct secret que quelque chose de grand s’avançait derrière le rideau de nues que mon regard ne pouvait percer ; je sentais le soleil que je ne voyais pas, il y avait lutte entre les ombres et le jour, entre le mal et le bien, entre la paix et la guerre. Les ruines que le protestantisme avait faites ne se levaient point ; mais elles s’agitaient, comme si une force secrète les eût soulevées, comme si une création eût été prête à percer les langes de ce chaos. Et j’avais l’âme toute préoccupée de ce grand travail qui préparait un monde, et je baissais avec respect la tête devant une société qui, sur son lit de douleur, enfantait laborieusement son avenir ; et il me semblait que l’écho m’apportait le son de voix lointaines qui mêlaient des chants de triomphe et des fanfares de gloire aux derniers frémissements des catastrophes de la réforme et des discordes civiles. Et à mesure que le temps marchait, les voix de ce concert de joie et de gloire devenaient plus éclatantes et plus proches, et les cris de ce concert de deuil s’éloignaient de plus en plus et s’éteignaient peu à peu. Enfin il se fit un silence solennel dans les plaines de l’histoire. Un rayon fendit la nue dans son immensité, et le grand siècle m’apparut inondé de flots de lumière conduit par son jeune roi couronné de la double auréole du génie des lettres et du génie de la guerre, tel qu’il se montra à la France étonnée, voyant mourir aux pieds de son trône les agitations et les tempêtes qui avaient grondé autour de son berceau, et dont les grandes eaux avaient passé et repassé sur le trône des rois ses aïeux, étendant son sceptre entre deux époques, disant au passé ? « Tu n’iras pas plus loin. » À l’avenir : « Tu vas commencer ! »

 

 

Alfred NETTEMENT.

 

Paru dans Écho de la jeune France en 1833.

 

 

 

 

 

 

 

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