LES RUINES
5e Méditation.
par
Alfred NETTEMENT
De même que le voyageur aux ruines égyptiennes, lorsqu’il voit tout à coup se dresser devant lui une de ces pyramides qui ont fièrement soutenu le faix des siècles sans incliner leur front, n’a plus d’yeux que pour l’impérissable colosse, et ne prend plus garde aux débris qui l’entourent, de même je n’apercevais plus que le grand siècle et le grand roi ; les ruines avaient disparu. Dieu ! quel faisceau de rayons, quel amas de gloire ! Ce n’était plus comme naguère des images de désolation et des débris qui jonchaient le sol. Une puissante main reposait toutes les bornes qui avaient été ou déplacées, ou mises à terre. Il y avait quelque chose de si arrêté dans cette pensée, de si immuable dans cette volonté, qu’on eût dit qu’elles allaient non-seulement régler le monde, mais le fixer ; et, certes, si l’esprit d’un homme était capable de mouler les destinées du monde, c’était l’esprit de Louis-le-Grand. Je voyais autour de lui tous les acteurs de nos mille et une gloire : Condé, qui avait deviné la victoire ; Turenne, qui l’avait apprise ; Catinat, Villars, Luxembourg, et toute cette suite de grands capitaines ; Vauban, qui, rival de la nature, mit son génie devant cette frontière de la France, sur laquelle la nature n’avait mis ni Alpes, ni Pyrénées ; Colbert le ministres aux vastes conceptions et aux vues élevées ; Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, et derrière eux Fléchier, chargés de représenter la grandeur chrétienne auprès de ce trône autour duquel tout était grandeur.
Et j’entendais comme un mélodieux concert formé par les voix de tous ces hommes illustres, devant lesquels l’Europe se taisait pour écouter. Le grand Corneille composait ses derniers chefs-d’œuvre pendant que le grand Condé remportait ses dernières victoires.
Tout se fondait à la fois ; Racine arrêtait la langue poétique, de concert avec Boileau ; Molière créait la comédie ; La Fontaine, l’apologue et la fable, et la création était du premier coup si complète que la nature brisa le moule qui depuis n’a plus été retrouvé. En même temps, la colonnade du Louvre s’élevait majestueuse et élégante sous le compas de Perrault, au signal de Louis XIV dont la grandeur se trouvait à l’étroit dans les anciennes demeures de la royauté ; Versailles, avec ses eaux royales, son peuple de statues, ses jardins magnifiques, sortait comme par enchantement d’un désert aride ; La Rochefoucauld écrivait ses Maximwa ; Mme de Sévigné ses lettres ; Pascal, ses Pensées ; on eût dit que tous les grands cœurs, toutes les vastes têtes, tous les esprits ingénieux, tous les talents comme toutes les gloires, se pressaient d’accourir pour assister à la plus belle époque de nos annales, et pour s’asseoir au banquet du grand siècle qui avait le génie, la beauté et la victoire pour convives. Savants illustres, sublimes poètes, profonds écrivains, généraux incomparables, femmes brillantes, habiles ministres, ils arrivaient des quatre coins de l’horizon comme au rendez-vous solennel de toutes les gloires ; et, derrière ces hauts personnages, apparaissait l’imposante figure de Bossuet, qui, sublime pasteur de ce troupeau de grands hommes, suivait le dix-septième siècle, ensevelissant ses renommées, jetant la poussière de la tombe sur ses grandeurs, et plantant la croix du Christ sur les plus éclatantes vanités et sur le plus magnifique néant dont se soit jamais enorgueilli le monde !
À mesure que ce merveilleux tableau se déroulait devant mes regards, mon étonnement devenait plus vif et mon âme pouvait à peine suffire à l’admiration et aux émotions qui la remplissaient. Représentez-vous un voyageur venu pour peser dans ses mains la poussière de Babylone, et devant lequel cette grande cité se lèverait tout à coup dans l’éclat de ses magnificences, avec ses innombrables habitants, ses monuments superbes, ses hautes murailles, ses gigantesques palais, et toutes les splendeurs orientales dont la reine des temps antiques était couronnée ; telle était la sublime vision qui occupait mon âme. Je pesais dans mes mains des ruines, et la grande figure du dix-septième siècle m’était apparue. Là où, quelques instants auparavant, je voyais encore le trouble et l’anarchie, la confusion sociale, le chaos, un édifice régulier, majestueux, aux lignes infinies, aux proportions immenses, s’étendait devant moi et remplissait l’étendue. Ce n’était plus ce temps où Richelieu, prenant le bourreau pour second dans sa politique, raccourcissait la féodalité jusqu’aux épaules, afin que personne sur terre ne se crût aussi grand compagnon que le roi de France. Le siècle de Louis XIV n’avait pas le front taché de sang. Désormais sans rivale, la royauté n’avait plus à combattre, elle régnait. Au temps de Richelieu, le cadavre de la féodalité palpitait encore sur les marches du trône et saignait sous le pied lourd et implacable du rude cardinal ; au temps de Louis XIV, on avait rendu le cadavre à la terre ; tout était fini et la bataille et les supplices ; l’époque de transition étant écoulée, le testament du passé était ouvert, et la royauté se trouvait l’héritière universelle de toutes les puissances de la France.
En présence de ce merveilleux spectacle, je me demandais comment avait eu lieu un si brusque changement ; comment, à cette Fronde aux bonds capricieux et à la marche désordonnée, avait succédé une époque si haute et si grave, au pas si droit et si ferme ; comment, après tant d’oscillations, les destinées publiques venant à se fixer, on avait vu sortir le soleil du dix-septième siècle des brouillards qui épaississaient l’atmosphère, l’unité de la division, l’ordre du désordre, la France des factions ; comment, après la folle journée de la Fronde, avait paru la grande journée de Louis XIV ? Et il me sembla alors que le mystère que j’étudiais se révélait à mes yeux, et qu’une voix secrète m’indiquait les ressorts qui avaient produit tous ces miracles. Je voyais la Fronde comme une avant-scène, où les plus grands caractères sont petits, parce qu’ils ne sont point à leurs places ; je voyais la Fronde comme un atelier où les plus hautes statues échappent à l’œil, parce qu’au lieu d’être dressées sur leurs piédestaux, elles sont étendues la face contre terre, en attendant que l’artiste les relève et les pose d’une manière digne d’elles ; je voyais la Fronde comme une grande armée, mais comme une armée qui n’a point encore pris ses rangs, et qui fourrage dans la plaine, se dépêchant de profiter des dernières heures de la licence et de faire ses adieux à l’indiscipline et aux folies de garnison, mêlant ensemble cavaliers et fantassins, ne suivant ni bannière, ni cornettes, et cependant l’œil aux aguets pour découvrir à temps le blanc panache du général, l’oreille attentive pour distinguer le premier roulement du tambour. Et Louis XIV paraissait ta mes yeux comme l’homme nécessaire qui ouvrait l’avenir au grand siècle, fatigué d’attendre sous le vestibule de la Fronde ; comme l’artiste au signal duquel les statues se lèvent et vont se placer sur leurs piédestaux vides ; comme le général qui, d’un coup d’œil, rassemblant la grande armée, place les drapeaux en tête, l’infanterie au centre, la cavalerie aux ailes, et d’un seul geste fait ébranler ces masses guerrières et les lance vers leurs destinées de conquête et de gloire.
Alors mes yeux furent témoins du plus admirable spectacle qui ait étonné l’Europe et réjoui la France : du moment où Louis XIV s’asseyait à sa place, chacun prenait la sienne. En même temps que le grand loi montait sur le trône, Bossuet montait à la chaire ; Turenne et Condé rompaient avec les intrigues, et ne voulaient plus d’autre place que le champ de bataille ; la muse de Racine apparaissait sur le théâtre ; le règne des Sévigné succédait, éclatant et paisible, au règne orageux des Chevreuses ; toutes les merveilles commençaient leur cours à la fois, et le frondeur La Rochefoucauld pouvait encore s’écrier en écrivant ses Maximes au milieu des douceurs de l’amitié : Tout arrive en France ! C’était bien l’armée de la Fronde, mais une armée qui avait pris ses rangs. Les rayons éparpillés dans l’espace étaient venus se rattacher au soleil. Un homme de plus avait produit ce miracle ; mais cet homme, c’était le roi, c’est-à-dire l’âme de la société, le pivot sur lequel tout roule, le centre auquel tout aboutit, la plus haute expression de l’unité nationale, l’homme-principe, l’homme-loi, l’homme-France. Et quand la place du roi était vide, quand la destinée royale n’était point remplie, et qu’elle avait en face d’elle une minorité errante et fugitive et l’exil d’un enfant, il était naturel que chacun aussi laissât sa destinée vacante ; il était naturel que le siècle courût les aventures et vécût à la débandade jusqu’au jour où, sur le seuil de l’avenir, apparaîtrait dans sa majesté le drapeau du grand siècle. Et dès que ce drapeau se déployait à l’horizon, tout devait être dit ; sur toute la ligne à la fois, chacun devait reprendre son poste, poste de génie et de gloire, poste où brillaient Bossuet avec sa haute parole, Condé, Turenne, Villars avec leurs épées, Racine avec sa lyre, Sévigné avec le sceptre du goût. La présence de Louis XIV était nécessaire à toutes ces gloires, le grand roi était nécessaire à la grande époque. Sans lui, il en eût été du dix-septième siècle comme du seizième, qui, avec tant de fiers caractères et de beaux génies, ne put débrouiller le faisceau de ses destinées, et ne forma sur les avenues de l’histoire qu’une brillante cohue, une tumultueuse mêlée, dominée par quelques hautes têtes. Les ducs de Guise, Mayenne et les autres n’étaient que la monnaie du roi de France ; le génie lui-même ne put imiter la légitimité, il la parodia. Aussi le jour ou Louis XIV monta sur le trône, toutes les gloires de la France durent battre des mains ; car cette restauration royale était une restauration publique, tous les hommes de talent et d’avenir durent saluer ce beau jour avec allégresse ; car c’était aussi leur règne qui commençait dans le règne de Louis-le-Grand.
Ce n’était plus là pour moi une spéculation de l’intelligence, une vérité de raisonnement ; je voyais, je touchais le ressort de toute cette époque. Elle vivait devant moi, et les lois qui régissent l’histoire se déroulaient à mes yeux, si claires et si manifestes, que le regard d’un enfant n’aurait pu s’y méprendre.
Je comprenais que, par une loi providentielle, chaque société porte en elle un instinct secret, une force mystérieuse qui l’arrête sur le penchant de l’abîme, quand il en est temps. Lorsque toutes les bornes ont été renversées, lorsque toutes les bases de la société ont été méconnues et outragées, après les siècles de désordre et de destruction, viennent les siècles réparateurs qui reposent les grandes bornes sociales et remettent les empires sur leurs bases. C’est la loi de l’humanité, l’éternel principe qui domine l’histoire. On le vit une fois d’une manière si éclatante, que la terre en resta comme éblouie : ce fut lorsque après les prodigieuses corruptions de l’antiquité, le christianisme, recevant dans ses bras la société mourante, l’éleva un moment vers le ciel pour la consacrer à Dieu, et la reposa sur la terre pleine de force et d’immortalité. Cette grande loi des sociétés, qui ramène toujours le bien après le mal, l’ordre après l’anarchie, c’était elle qui avait marqué la place du grand siècle. Il fallait que la France se reposât et prît haleine avant de rentrer dans la carrière des épreuves. Il fallait que les vérités sociales fussent proclamées d’une manière éclatante, qu’un grand phare fût allumé afin de projeter son immense lumière sur les nouvelles ombres qu’on allait parcourir. Tout ce que les passions humaines avaient dénaturé, tout ce que la confusion d’une époque de désordre avait avili, tout ce que les sophismes et les glaives protestants avaient ébranlé, devait reprendre sa forme, sa stabilité, sa noblesse. Le grand siècle était le jour de la trêve de Dieu entre les longues guerres civiles de la réforme, les séditions, les massacres, les révolutions de la Ligue qui venaient de finir, et le dix-huitième siècle qui allait commencer.
Et il arriva à cette époque ce qui était déjà arrivé à diverses époques de l’histoire. L’institution la plus outragée pendant cette longue anarchie, c’était la royauté ; le principe le plus méconnu, c’était l’autorité, le pouvoir. Eh bien ! les institutions ont leurs représailles, les principes se relèvent de terre avec d’autant plus de puissance qu’ils ont été plus longtemps comprimés. Si le siècle de Louis XIV fut un siècle d’autorité, un siècle de pouvoir, n’en cherchez point la raison autre part que dans les fureurs de la Ligue et dans les licences de la Fronde. Ce ne furent ni Richelieu ni Mazarin qui contribuèrent le plus à la toute puissance de Louis XIV. Les Guise, Mayenne, les Seize, Retz, Beaufort, voilà les véritables ouvriers de cette autorité si haute qui disposa souverainement des destinées publiques. Le ressort que ces sujets orgueilleux avaient courbé jusqu’à le faire disparaître sous leur pied insolent se redressa avec une incroyable énergie ; la royauté avait besoin d’être vengée d’un long outrage, elle le fut ; sa gloire surpassa ses humiliations ; tout un siècle vécut à genoux devant elle ; et ce n’était là ni bassesse ni servitude, car la société ne faisait point amende honorable à un homme, mais à un principe. La faiblesse et les misères des prédécesseurs de Louis XIV firent la meilleure partie de sa force : la royauté n’est pas loin de tout pouvoir quand on a tout pu et tout osé contre elle.
Ces réflexions se présentaient à mon esprit à mesure que je voyais passer tout ce cortège de grands hommes, toute cette suite de grands évènements. Et je me disais qu’au moins la royauté s’était noblement vengée ; que si le principe de l’autorité avait dominé à son tour tous les autres principes, que s’il avait mis le siècle à sa marque, il avait emprunté le sceau de la gloire. Et je me disais que c’était une halte admirable au milieu des tempêtes, que cette époque où toutes les puissances sociales vinrent s’abriter sous le royal pavois avant de reprendre leur course à travers les ruines. Et je me disais qu’il y a là une espérance pour les mauvais jours des peuples, une promesse pour ces temps misérables, où les empires roulent plutôt qu’ils ne marchent à travers les ténèbres de l’anarchie. Et je me disais que le doigt de Dieu est à chaque page de l’histoire des hommes ; qu’une grande et invisible main soutient d’en haut les royaumes par les lisières, et empêche les sociétés haletantes de mourir à la peine, et d’expirer sous le faix de leurs destinées. Et je me disais que ceux qui désespèrent du genre humain, qui ne croient plus au retour de la lumière, parce que la nuit les entoure ; qui crient aux ténèbres sociales : « Vous êtes immortelles » ; au soleil de la monarchie : « Tu ne te lèveras pas » ; je me disais, en voyant Louis XIV sortir rayonnant de gloire et d’immortalité des nuages de la Fronde, je me disais, instruit par le passé à juger le présent, que ces prophètes de désespoir ne savent ni le secret de la nue, ni le secret de Dieu !
Alfred NETTEMENT.
Paru dans Écho de la jeune France en 1833.