À Tierce

 

                                                  Mon Dieu, enseigne-moi ta voie.

                                                  Ps. 118. (Office de Tierce.)

 

 

 

Rien n’est vrai que d’aimer... Mon âme, épuise-toi,

Coule du puits sans fond que Jésus te révèle

Comme un flot que toujours sa source renouvelle

Et déborde, poussée en tous sens hors de moi.

 

Quels usages prudents te serviront de digue ?

Donne tout ! Donne plus et sans savoir combien.

Ne crains pas de manquer d’amour, ne garde rien

Dans tes mains follement ouvertes de prodigue.

 

Qu’aimeras-tu ? Quel temps perdrons-nous à ce choix ?

Aime tout ! Tout t’est bon. Sois aveugle, mais aime !

Le plus près, le plus loin, chacun plus que toi-même

Et, comment ce miracle, ô Dieu, tous à la fois.

 

Celui qui t’est pareil, celui qui t’est contraire.

Et n’aime rien uniquement pour sa beauté :

L’enchantement des yeux leur est trop vite ôté,

Du charme d’aujourd’hui demain te vient distraire.

 

N’aime rien pour ses pleurs : les larmes n’ont qu’un jour,

N’aime rien pour son chant : les hymnes n’ont qu’une heure...

Ô mon âme qui veux que ton amour demeure.

Aime tout ce qui fuit pour l’amour de l’amour.

 

Aime tout ce qui fuit sur la terre où tu passes,

Le long de ton chemin aveugle et sans arrêts

Les herbes des fossés, les bêtes des forêts,

Les matins et les soirs, les pays, les espaces.

 

Aime, l’enthousiasme est fort comme la mer

Qui d’un seul mouvement emporte les navires.

Laisse aller tes destins au fil de ses délires

Sans goûter si le flot qui te pousse est amer.

 

Rien n’est vrai que d’aimer, mon âme, et d’être dupe.

Si tu cherches un cœur où reposer ton front

Et si tu te sens lasse au bout de quelque affront,

Qu’est-ce que cet amour que son gain préoccupe ?

 

Ô prêteuse sans fin de biens jamais rendus,

Laisse abuser chacun de ta folle abondance,

Tant que jetés au vent de l’amour sans prudence,

Ta paix, tes jours, ta force et ton cœur soient perdus.

 

Tu pleures ?... Tu rêvais un plus juste partage ?

Quels cris en toi sous le sourire du pardon !

Tu souffres ?... Tu n’as fait que la moitié du don :

Le remède d’aimer est d’aimer davantage.

 

Donne-moi tellement que tu n’existes plus

Et que dans ton secret, ton silence, ton ombre,

Rien ne bruisse plus qu’autrui, ce cœur sans nombre,

Son mal, sa fièvre, au lieu de ton cœur superflu.

 

Tu ne vis plus... C’est lui qui t’enivre et te mène

Hors de ton bonheur pâle au sien qu’il veut saisir.

Tu n’as plus de désir que sans fin son désir...

Va !... Tu n’as plus de peine au monde que sa peine !

 

Qui pourra maintenant retrouver ta douleur ?

Rien n’en reste, rien, rien qu’un chant d’oiseau sublime.

Ah ! quelle délivrance est au fond de l’abîme !

Voici ma joie avec son glaive de vainqueur.

 

Rien n’est vrai que d’aimer, ô mon âme, mon âme !

Qui te reposerait du poids de ton soleil ?

Ni l’ombre de la nuit, ni l’ombre du sommeil,

Ni le temps qui s’enfuit léger comme une femme.

 

Rien n’est vrai que d’aimer et que d’aimer toujours !

Tes aimés passeront mais ton amour demeure

Malgré les renouveaux qui te changent de leurre

Et les petites morts des petites amours.

 

Et tant qu’il y aura des vivants, d’heure en heure

Menant leur sort à la rencontre de ton sort

Ou t’ayant devancée au delà de la mort...

Toi-même, disparais, mais ton amour demeure !

 

Mon amour ! Mon amour ! quand ce cœur arrêté

Ne te contiendra plus... à ta source première,

À Jésus remontant d’un grand jet de lumière,

Mon amour, sois mon Dieu toute l’éternité !

 

 

 

Marie NOËL, Les Chansons et les Heures, Stock.

 

 

 

 

 

 

 

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