Clairières
par
Robert OSMONT
PRÉFACE
Beaucoup, parmi nous, pressentent Dieu et ne savent pas le nommer ; beaucoup s’élèvent par l’amour et le dévouement joyeux, sans savoir que cette charité est la loi de notre âme, la présence en nous du Dieu fait homme et l’accomplissement de sa volonté. Ces pages sont écrites pour eux, pour eux qui ne connaissent pas cette parole du Christ : « Le bien que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Ces pages sont écrites pour tous les voyageurs de la forêt que courbe une charge trop lourde, et qui, dans les clairières, ne sentent plus la beauté du jour, pour tous ceux qui, passant sur les cimes, n’ont pas regardé le ciel, ni reconnu le souffle divin qui traverse l’homme et l’emporte au delà de lui-même.
Dieu est à la fois tout proche de nous et plus haut que nous, immanent et transcendant. Il est, dans le monde, un appel incessant vers les formes les plus hautes de la vie des esprits ; il est, à travers les ombres de la création, celui qui porte à chacun sa lumière. Sous l’impulsion divine, l’univers s’enfle dans la joie des vivants, et sous cette même impulsion se lève dans l’âme humaine un enthousiasme d’une autre nature, un appel vers une autre dimension du monde, vers un lieu affranchi de l’espace et du temps. Les âmes trouvent dans l’amour de Dieu leur communion et leur lumière ; elles goûtent, dans le souvenir de leurs mouvements purs, leur éternité et leur joie.
Puisse l’homme reconnaître le message de vie que Dieu lui destine ; qu’il porte à la création entière un amour calme et pur, exempt de toute fièvre, et qu’il sache qu’une lumière plus belle que celle du jour peut naître au fond de lui-même, si son cœur, attentif à Dieu seul, sait retrouver, par un élan d’amour, l’élan de Dieu qui traverse le monde. Que l’homme ne croie pas avoir créé, dans l’ivresse de sa puissance, la lumière qui éclaire son chemin, mais qu’il réponde, dans l’humilité, aux élévations, aux appels qui, par la grâce, naissent en lui. Que ces appels, par qui le monde des âmes tressaille et communie, comme la terre réveillée par le soleil, que ces appels soient sa force et sa confiance, et que la pensée de l’éternité, dépouillant sa terreur, lui devienne douce et familière. Et si la tempête passe sur le monde, ou si l’effort s’empare des âmes, que l’homme ne cède pas aux vertiges du doute ni aux craintes de son indignité, qu’il se retrempe au calme de la vie simple, au pur effort des humbles tâches, et qu’il attende dans la confiance les lentes maturations voulues par Dieu. Qu’il prie, et il retrouvera, sur le chemin tranquille de sa vie, les âmes où souffle l’esprit de Dieu.
I. EXIL
« Unum est necessarium... »
(St Luc, X, 42.)
Nous marchions, résignés, muets, isolés dans nos pensées, sous le rayonnement glacé de la lune. Au milieu du cortège un camarade tomba ; une faiblesse sourdement cachée au fond de lui-même venait de sceller son destin : je vis la crispation dernière de son visage. Frôlement de la mort, choc mystérieux de l’âme... je sentis s’achever en moi un dépouillement surnaturel, qui endormait en mon cœur tout attachement terrestre, qui isolait ma conscience dans l’infini. Sur le chemin désert où nous marchions, pauvres symboles de la caravane humaine, il n’y avait plus de pensée qui eût un sens, sinon l’effroi de l’éternité et le soin des âmes. Un prêtre s’était penché vers le mourant et tendait vers son visage un crucifix. Alors la parole de Notre Seigneur remplit mon cœur : « Une seule chose est nécessaire. »
Quelques instants après, nous arrivions au bout de notre voyage : joie de fermer les yeux, d’oublier... Mes rêves, délivrés à l’approche du sommeil, s’enfuient bien loin, vers leur paradis perdu, leur terre d’élection, Saint-Bertrand, là-bas, à l’ombre des Pyrénées... et le souvenir de la vie heureuse et confiante vint caresser mon sommeil.
C’était un matin d’août, un dimanche, et j’étais descendu, par l’escalier brûlant taillé sous les remparts, jusqu’à la petite chapelle du « Plan », le village d’en bas, au pied de la muraille rocheuse. Je traversai le cimetière où, sans tristesse, s’alignent, toutes simples, les tombes des familles du pays. Je pénétrai dans la chapelle. Là, hommes et femmes agenouillés, murmure des prières, odeur d’encens et de vieux bois ; par la porte grande ouverte le soleil entrait à plein et, avec lui, les exhalaisons chaudes de la terre, la sensation réconfortante du sol, l’atmosphère heureuse des champs. Des voix fermes et sonores chantaient les cantiques séculaires, un sentiment de force et de sécurité dans la vie se répandait sur tous et, tandis que montaient les prières, les cloches de la cathédrale, tout en haut de Saint-Bertrand, sonnaient, et les montagnes prochaines vibraient dans l’azur nébuleux de midi.
II. SAINT-BERTRAND, LE SOIR
« Dieu est le lieu des esprits,
comme l’espace est le lieu
des corps. »
(MALEBRANCHE.)
La journée finissait ; une ombre encore tiède se glissait sous les feuillages ; quelques appels montaient des champs, puis s’apaisaient dans le soir. Mes parents étaient près de moi. Accoudé à la vieille muraille qui élève notre jardin sur la plaine comme une passerelle de navire au-dessus des flots, j’écoutais ; on entendait au loin le murmure de la Garonne ; une immense buée bleue semblait courir à travers la vallée élargie par la nuit ; l’obscurité, de partout, gagnait les cimes qu’une lumière pâle détachait aux confins du ciel ; les transparences du couchant s’éteignaient peu à peu et des reflets mouvants, les derniers, les plus rares du jour, transfiguraient encore quelques nuages immobiles, suspendus aux espaces infinis comme des nacelles de rêve ; à l’est, une sorte de voile laiteux, avant-coureur de clarté, montait insensiblement vers le haut des cieux ; la lune allait se lever ; d’un instant à l’autre, elle allait paraître, derrière la même montagne d’où surgit, le matin, le premier rayon de soleil. La nature entière attendait, mais dans cette attente, il n’y avait rien de l’ardeur fervente dont parle Gide dans les « Nourritures terrestres ». Tout était soumission, acceptation de la loi bienfaisante qui régit le monde.
Silencieux, recueillis, mon père, ma mère et moi, nous nous laissions bercer aux premiers souffles de la nuit, et nos cœurs, dans un rythme lent, comptaient le temps. À des âges différents, nous vivions les mêmes instants, en communion dans la loi souveraine. Le passé chantait, pour chacun, comme l’écho d’une vague qui se brise, comme une musique lointaine ; il ne dressait pas d’image précise qui pût nous isoler en nous-mêmes et nous arracher à l’acceptation du présent ; mais, des profondeurs d’autrefois où se résumaient nos existences, s’élevait un pressentiment d’éternité, doux à l’âme comme une caresse et mystérieusement prolongé par l’angélus du soir. Alors, sans qu’une parole sortît de nos lèvres, nos âmes se rejoignaient en Dieu.
La nuit, la vaste nuit agrandissait maintenant la vallée à l’infini ; seuls quelques points lumineux signalaient encore, ici la place d’un village, là une ferme perdue à flanc de montagne ; entre ces points, il n’y avait plus que l’étendue anonyme, les distances multipliées dont nos corps immobiles sentaient l’effroi. Il fallait un effort sur nous-mêmes pour nous arracher à ces minutes privilégiées, où une grâce nous semblait donnée...
J’allais attendre le sommeil avec une âme fraîche, une âme d’enfant, et jusque dans ma chambre solitaire me poursuivaient encore le chant monotone des cigales et l’inquiétude des vastes étendues sous la nuit. Les heures s’égrenaient aux clochers éloignés : Labroquère, Saint-Just, Valcabrère... Distinctement, une dernière fois ma pensée faisait le tour des horizons connus ; puis, à l’approche du sommeil, toute distance s’évanouissait ; les points épars de l’espace, où s’accrochaient les derniers linéaments de ma pensée, se groupaient autour de moi, ou plutôt j’étais partout à la fois... et puis, je n’étais plus.
III. VISITE AU CIMETIÈRE
« Il est des lieux qui tirent l’âme
de sa léthargie. »
(BARRÈS.)
Le jour des morts, quand j’étais enfant, je montais au cimetière avec mon père. Monter au cimetière, cela évoque, pour chaque Toulousain, une colline arrondie agitant ses sapins dans l’autan, et une rue toute droite qui, du cœur même de la ville, conduit le regard, d’un trait, jusqu’à l’autre cité où dorment les siècles.
Je ne gravissais jamais la pente du cimetière sans avoir l’impression d’une profonde détente de mes petits soucis quotidiens, et je ne franchissais jamais sans un moment d’effroi la redoutable porte, si solennelle avec ses deux obélisques de brique pointés vers le ciel.
Par une allée discrète, entre deux rangées de tombes dont les profils m’étaient familiers, nous arrivions auprès du caveau où est inscrit notre nom. Là, pendant que mon père disposait quelques fleurs, je restais immobile, les yeux attachés à quelques pauvres chiffres gravés sur la pierre.
Je revoyais alors dans ma pensée les visages amis de vieilles personnes qui m’avaient aimé : ma grand-mère ouvrait pour moi le placard ombreux plein de confitures, mon parrain mettait son lorgnon et me regardait en riant, et ma vieille bonne à calotte blanche m’entraînait, fier de mes cinq ans et de mon capuchon rouge, à travers les espaces immenses de la place du Capitole.
Puis, peu à peu, ces images qui m’avaient rendu la sensation immédiate du passé s’effaçaient une à une, ne laissant après elles que le sentiment d’un autre monde où communiaient les âmes et où le temps n’existait plus. Ce n’était plus le souvenir, c’était une lumière où ma pensée se mouvait avec une facilité ailée et où venait se fondre tout ce qui surnageait en moi de mon passé et des êtres que j’aimais. Ce n’était plus le souvenir, c’était quelque chose d’abstrait et d’immense comme l’éternité, qui me remplissait de douceur et d’effroi.
D’où venaient ces pensées, d’où venait cet autre visage de mon père que je n’avais jamais su voir, et qui me faisait pleurer ? Et ce grand vent qui enveloppait nos corps de son voile invisible, ce grand vent qui, par delà la ville, s’en venait des profondeurs du ciel s’abattre sur cette colline des morts, secouait les fleurs, sifflait contre les pierres et emportait au loin toute la poussière du chemin, ce grand vent de justice qui roulait vers l’infini, quel être surhumain dressait-il en nous à son passage, pour que nous restions ainsi immobiles, et comme figés dans nos prières ?
Bientôt mes yeux quittaient les froides clartés du ciel, et alors le murmure confus de la ville redevenait distinct à ma conscience. Je pensais au chemin du retour, je pensais à notre jardin, à notre maison, à la salle à manger bien chaude où ma mère et ma sœur nous attendaient en préparant le repas ; je pensais à tout cela avec un frisson d’allégresse, comme l’oiseau pense à son nid, et je me hâtais, avec une joie pure, tout heureux de sentir, dans le réseau fragile de ma vie et de mes affections, une éternité voilée, si familière et si douce.
IV. REGARD EN HAUT
« Mon royaume n’est pas de ce monde... »
(St jean, XVIII, 36.)
C’était le troisième jour de la mobilisation ; une chaleur accablante changeait l’angoisse de la ville en torpeur ; fatigué de penser, de prévoir en vain, accablé du sentiment de la commune misère, j’entrai dans une église.
Je m’agenouillai, les yeux perdus dans un vieux vitrail ; comme tout était simple dans ce résumé flamboyant de la vie : le paysan était courbé sur la terre, l’artisan attentif à son ouvrage, le sage avait un livre à la main, et c’était le livre de Dieu ; la Sainte Vierge tenait l’enfant Jésus sur ses genoux ; oui, comme tout cela était simple, vrai, comme tout cela était la vie, celle que Dieu avait voulue pour ses enfants !
Ma pensée se détendait, se plaisait à recevoir en elle la douceur de ce vitrail qui chantait la vie lumineuse, là-haut, tout en haut de cette sombre église. Bientôt, toute réflexion assoupie, je ne sentais plus en moi que la symphonie mystérieuse des couleurs, et je songeais à d’autres images, elles aussi bien naïves, bien simples, des images que je croyais perdues au fond de ma mémoire, celles qui, dans de beaux livres, avaient autrefois ébloui mes yeux d’enfant.
Extase d’enfant, béatitude de l’âme lorsqu’elle s’ouvre à toute belle chose, douceur d’exister et d’aimer, tout simplement, tout bonnement, que devenez-vous dans l’homme, cet affairé stupide et cruel ?
V. AU DELÀ DES SAISONS
Décembre. – Heure glacée de l’aube : le monde de décembre sort de la nuit. L’opaque et silencieuse brume qui emplit le ciel se transfigure peu à peu, d’une lueur sans rayonnement, comme si une puissance nouvelle se dégageait du chaos. Traversant le mystère et portant son message, l’écho souverain d’une cloche assourdie rythme avec lenteur la naissance du monde.
Mars. – La neige fond, l’air est doux ; on entend des cloches au loin ; je ne suis, dans le vaste monde, qu’une conscience que berce le vent, qui somnole, qui ne sait plus rien, plus rien que ses rêves... Mais ces rêves sont beaux comme la musique du monde, beaux comme cet appel de la cloche qui chante, dans les cieux immenses, au-dessus des villes et des campagnes, la poésie douce et grave de la vie. L’époque, le lieu, la condition, toutes les réalités imposées à l’esprit s’évanouissent, se fondent dans la bonté, dans le calme des cieux qui renaît... Il y a là-bas, il y a en moi, lumière sans ombre, de vieux visages qui me sourient ; il me semble que les temps de mon enfance sont tout proches, que je me ressaisis tout entier. Je revois la chapelle haute et froide où j’allais me confesser, le soir, à l’heure où l’on sort des classes ; tout à la suite, mille souvenirs se pressent... mais, au delà, source d’enthousiasme murmurant dans le silence de moi-même, une heureuse vallée m’apparaît, baignée des promesses du soleil et parcourue des souffles de la vie ; et dans cette vallée, au pied des montagnes, scellant l’union de Dieu et des choses, de l’homme et de la nature : Saint-Bertrand, sur son roc, amoncelé autour de sa cathédrale, dont les lignes simples et calmes jouent avec le ciel.
Mai. – Au loin, une ligne d’arbres sous un ciel gris ; à la lisière du bois, une maison toute blanche. Le vent, qui apporte le message des espaces lointains, l’écho des océans, les remous de l’infini, chante à mon oreille, comme la musique de Debussy ou de Ravel, l’harmonie complexe des sphères.
Je rêve, et il me semble que, du sein des nuées, j’assiste à la naissance d’un monde, au mouvement joyeux de l’univers. Puis, soudain, le soleil et l’azur, comme portés par le vent, envahissent la terre : au loin, la maison blanche devient un temple étincelant, et mon âme, comme touchée d’une caresse miraculeuse, se transfigure et, doucement, s’éveille.
Petitbon, Bonnefoy, vous qui aimiez comme moi, avec moi, la nature, le soleil, la vie simple, je ne puis croire que vous n’êtes plus, que ce printemps s’épanouit sans vous. Je le sens, toutes les fois qu’un bonheur trop grand envahira mon cœur, je vous appellerai, je retrouverai en moi l’écho de vos voix, le reflet de vos visages, et je croirai, de tout mon être, à un autre monde, où les âmes, vivantes, seront un jour unies en Dieu.
VI. L’AUTRE ENTHOUSIASME
« Tous les corps ensemble
et tous les esprits ensemble
et toutes leurs productions ne valent pas
le moindre mouvement de charité. »
(PASCAL.)
Toujours, toujours en moi le souvenir de Saint-Bertrand, de ces matinées d’août où la chaleur, comme une force irrésistible, monte de la plaine, grimpe le long des remparts et submerge la vieille cité ; à cette heure, les souffles de la nuit attardés, dans les jardins, dans les îlots de fraîcheur, autour de la cathédrale, sont repoussés vers les monts tout proches dont l’ombre, ce soir, montera le long du clocher.
Dix heures. Pour la troisième fois les cloches ont lancé au loin leur appel familier ; dans leurs habits de dimanche les gens du pays s’acheminent vers la cathédrale ; la chaleur est déjà rude, mais de la voûte de l’église descend tant de douceur, tant de calme, que tous, jeunes et vieux, paysans de la plaine et voyageurs, tous oublient, à l’instant, dans le repos de la prière, l’effort de la montée.
L’heure de la procession au cloître est venue. Dans cet asile du bon vieux temps, qui semble posé au sommet des remparts, la chaleur est filtrée par une impression aérienne ; dans l’ombre bleue du cloître, on s’approche du rempart, et l’on s’étonne alors de découvrir tout en face, en surplomb, des prairies, des bois, des monts étagés qui s’enfoncent dans les profondeurs du ciel et somnolent dans la joie du soleil ; un vallon à peine visible nous sépare de ce monde merveilleux ; on y devine de bienheureuses solitudes où la nature, en fête, nous convie. Au loin les faces calcaires du pic du Gard réfléchissent les vibrations du ciel ; tout près, les fleurs du cloître attendent humblement la joie de la création : c’est l’épanouissement de l’été, c’est la lumière du monde frémissant d’une pensée divine... en moi se lève l’enthousiasme de la vie.
Mais, tandis que l’extase de l’azur dissout ainsi les fibres de mon être, les paroles du Saint-Évangile viennent frapper mon cœur : « Jésus commanda aux vents et à l’onde, et il se fit un grand calme... et tous, ayant vu, croyaient en lui. »
Le Christ, me dit alors une intime pensée, n’est point venu pour l’onde ni l’azur, mais pour l’âme de l’homme, et ce n’est pas dans l’onde ni l’azur qu’il a mis ma joie la plus haute. « Épurez en moi, mon Dieu, l’ivresse de la nature, sublimez cette force dont je suis empli, faites lever un enthousiasme plus pur encore que celui du soleil et des fleurs ; faites rayonner en mon âme la charité. Seigneur, je suis sensible à la beauté de l’heure qui passe, mais faites aussi que j’entrevoie en mon cœur les joies du Royaume éternel ; ma pensée se perd dans l’univers, donnez-moi le recueillement, donnez-moi la foi des âmes pieuses dont les prières, à travers les siècles, se sont envolées de ce cloître... »
... Dans un coin d’ombre, ma mère prie, les yeux baissés ; je la regarde et, en un instant, tout ce que mon cœur appelle monte en moi comme un souffle de vie : « Mon Dieu, n’est-ce pas, c’est par elle, c’est par tous ceux que j’aime que j’irai le plus sûrement vers Vous ; c’est Vous, n’est-ce pas, que je trouve en eux, puisque leur présence calme toute inquiétude et répond à tout appel. »
VII. L’AUTRE SOLEIL
Un simple parfum de fleur, une caresse de l’air, une respiration plus profonde..., et je retrouve au fond de moi-même l’écho, la saveur d’une journée d’été d’autrefois. Je perçois, là, dans cette sensation vivante de ma poitrine et de mon cœur l’identité, la permanence de ce corps qui m’isole du monde tout en me laissant uni à lui par mille liens.
Jusqu’à quand serai-je l’hôte de la grande fête ? Jusqu’à quand serai-je abreuvé des sources de la vie ? Jusqu’à quand cette poitrine se lèvera-t-elle dans ce rythme qui m’unit à tous les vivants ? L’animal a-t-il, avant l’heure, une conscience même vague de la fin possible de son corps ? Que n’ai-je sa belle sécurité, son beau calme au sein de la vie ? C’est que mon existence, je le sens, est d’une autre nature, et la patrie de mon être est au delà de ce fulgurant soleil, au delà de l’extase éblouie du corps.
Plus mystérieuse, mais moins sujette à la mort, vit en moi une autre ressemblance d’instants, où le corps n’est pour rien, une ressemblance de l’âme avec elle-même. Immatérielle, déliée de toute attache avec cette terre, ma pensée court par delà l’azur, rejoint d’autres pensées et franchit sans peine les barrières de la mort : un ami, peut-être, en mourant, m’a évoqué dans ses songes ; et rien, désormais, n’est plus vivant en moi que la présence de sa pensée ; rien, en ce monde, n’est vrai que cette connexion des esprits, ce réseau divin, par où chemine le salut des âmes.
Les instants où j’ai dit, avec un élan de mon cœur : « Papa, Maman », ceux où j’ai su contempler, dans un regard, le songe d’un destin semblable au mien, ceux où j’ai agi par un pur mouvement d’amour, ou pour me grandir, ou pour me racheter, ce sont là les instants où j’ai vécu ; ils ne me troublent pas, comme un frisson ravivé du fond du corps par les vibrations de l’univers ; ils sont en moi une présence, plus ou moins intense, plus ou moins colorée de souvenirs et d’émois sensibles, mais toujours réelle, toujours vraie, toujours rassurante : ils sont la lueur que je garde mienne dans l’éblouissement étrange de l’univers.
VIII. « DEUS EST CARITAS »
(St Jean, 3e épître.)
Pourquoi ai-je pleuré en croisant, un jour, dans la rue, un vieillard au bon regard triste dont l’image faisait sourdre en moi, forte et douce, l’image de mon père ? Pourquoi ai-je pleuré, une autre fois, dans le train qui m’emportait loin de Toulouse, en pensant à ma mère que je venais de quitter ? J’étais parti plein de gaîté et de confiance, mais, tandis que le train montait la gamme de sa vitesse, tandis que les derniers clochers de la ville disparaissaient à l’horizon, l’expression de ma mère, au moment où je l’avais embrassée, survenait en moi, et faisait battre plus vite mon cœur : tant de fragilité, tant d’inquiétude devant le destin émanaient de son visage fatigué, de son regard baissé et recueilli, tant d’amour silencieux habitait son âme toute d’humilité qu’en un instant les ondes opaques de ma gaîté étaient balayées, et, avec elles, tout l’édifice puéril de ma confiance en la vie terrestre : le regard de ma mère était devenu en moi une présence infinie, qui dilatait mon âme et lui ouvrait les portes de l’éternité. Pourquoi, un soir, tandis qu’un crépuscule transparent enveloppait doucement Neuchâtel, son lac, et les lointains horizons, pourquoi ai-je senti l’angoisse d’attendre, comme si elle ne devait plus reparaître, la fiancée que mon cœur appelait ? Pourquoi par sa seule présence, cette « cessation d’inquiétude » comme disait Pascal ? Pourquoi ce mélange de confiance et de trouble, et ce sentiment poignant que nous passons, au moment même où, près de nous et en nous, toute la création reflète une beauté infinie ?
Il y a des moments – des moments qui nous sont donnés par Dieu, sans doute, – où nous sortons de nous-mêmes et rencontrons face à face, dans un regard aimé, la plainte de la créature et l’élan de l’âme : le sentiment de la faiblesse nous secoue, nous envahit, nous appelle ; l’intuition de l’âme nous console d’une joie nouvelle et nous fait renaître..., l’intuition de l’âme : c’est elle qui jaillissait des pensées que Pierre Petitbon me confia dans notre dernier entretien ; la force de ces pensées demeure en moi.
Oui, si nous aimons de toute notre âme, nous aimons cette lumière fragile et pure qui tremble aux yeux des êtres chers, nous y sentons une faiblesse sœur de la nôtre, nous y puisons le sentiment poignant de la fragilité de notre être créé dans l’éphémère ; et, en même temps, une joie, une vie nouvelle s’éclairent en nous, car, dans le mouvement de charité qui a secoué notre argile, nous avons entrevu le monde surnaturel des âmes et de la pensée de Dieu.
Robert OSMONT, oflag VID,
automne 1940 – printemps 1942.
Publié dans Cahier des prisonniers, « Les Cahiers du Rhône »,
Éditions de La Baconnière, Pâques 1943.