À vingt ans
ADIEU, frais matin de ma vie,
Mon jour arrive en son milieu :
Adieu, printemps et poésie,
Frais matin de ma vie, adieu !
J’ai fait vingt pas dans la carrière
Que Dieu m’a tracée ici-bas ;
Vingt ans !... Regardons en arrière :
L’heure qui fuit ne revient pas.
Hier je jouais sous la glycine,
Au pied de l’escalier poudreux :
En voyant ma joie enfantine
On disait : « Comme il est heureux ! »
Hier je courais sur les bruyères,
Au penchant des coteaux fleuris,
Parmi les soleils des clairières
Et les jeunes chansons des nids.
Sous les frémissantes ramures,
Hier, là-bas, me glissant soudain,
J’écoutais les mille murmures
De la forêt, orgue divin.
J’écoutais, lugubres cohortes,
Les corneilles passant là-bas,
Et le sanglot des feuilles mortes
Tombant, se froissant sous mes pas ;
Et les chênes sous la rafale
Chantant en leur puissant remous,
Comme au sein d’une cathédrale
Les chœurs des peuples à genoux ;
Et les gigantesques fanfares
Des bois répondant aux torrents,
Accords profonds, échos barbares
Pareils aux voix des Océans.
Puis, las du présent monotone
Et, du réel, morne prison,
Je m’élançais, aux soirs d’automne,
Par delà l’étroit horizon ;
Et chevauchant avec mon rêve
Sur les grands nuages ailés,
Coursiers géants qu’un souffle enlève,
Libre, enivré, j’allais, j’allais
Par des routes aériennes,
À travers les nuages en feu,
Jusqu’aux réalités sereines
Que l’on découvre au sein de Dieu...
– Mais abandonnons ces années
Au passé qui finit ici :
S’il eut ses heures fortunées,
Il eut bien ses larmes aussi.
Partons !... Il reste tant de plaines
À parcourir avant le soir,
Tant de solitudes lointaines,
Tant de cieux inconnus à voir !
Et j’espère y trouver encore
Des jours avant que de vieillir. –
Ces beaux jours que le bonheur dore,
Quelques fleurs peut-être à cueillir.
Mais si les atteintes cruelles
D’un avenir que j’entrevois
Brisent mon cœur, coupent les ailes
À mes beaux rêves d’autrefois ;
S’il faut, parcourant des abîmes
Et courbé sous de lourds fardeaux,
Braver les vents, gravir les cimes,
Seul, sans soleil et sans repos :
Du moins, fidèle en ces alarmes
À la vertu, céleste espoir,
Je savourerai dans mes larmes
L’âpre volonté du devoir.
J’irai, le cœur pur, l’âme droite,
J’irai, sans dévier jamais,
En avant, sur la voie étroite
En haut, vers les divins sommets !
Jusqu’au jour, dernier du voyage,
Où le Maître, au bout du chemin,
M’ouvrira des cieux sans nuage
Et des bonheurs sans lendemain.
Adieu, frais matin de ma vie !
Mon jour arrive en son milieu :
Adieu, printemps et poésie.
Frais matin de ma vie, adieu !
Abbé Michel PARAVY.
Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,
publié par Charles Buet, 1889.