Marie Madeleine
I
Quand vient la nuit, mon démon vient
Me rappeler mes vieilles dettes,
Chaque soir mon cœur s’ouvre et saigne
Au souvenir de mes débauches,
Des hommes qui m’ont asservie,
De mes péchés, de ma folie,
D’un gîte à tous ouvert la nuit.
Dans peu de temps, dans un moment,
Le silence sera terrible,
Mais je veux, dans un temps si court
Étaler devant toi le cours
De ma vie entière et briser
À tes pieds ce vase d’albâtre.
Ah ! Que serais-je maintenant
Sans toi, mon sauveur et mon maître,
Sans la tenace éternité
Qui m’attendait près de mon lit
Toutes les nuits, comme un client
Pris dans les rets de mon métier ?
Dis-moi quel sens a le péché,
Ou la mort et l’enfer et ses flammes
Pour qui m’a vue, triste à mourir,
Vouloir en toi s’enraciner
Comme un greffon se noue à l’arbre ?
Alors que je serre tes pieds
Contre mes deux genoux, Seigneur,
J’apprends peut-être à mieux étreindre
La poutre où tu seras cloué ?
Ce corps que j’approche en tremblant,
Demain je l’ensevelirai.
II
Les bonnes gens s’affairent pour la Pâque,
À l’écart de cette cohue
Je veux, Seigneur, répandre sur tes pieds
La myrrhe dont ce vase est plein.
Je ne sais où sont tes sandales,
Trop de pleurs me voilent les yeux,
Sur mon front comme une ombre tombe
La masse de mes cheveux défaits.
Je tiens serrés sur mes genoux
Tes pieds où mes larmes ruissellent,
Où les perles sur mon collier
Se mêlent à ma chevelure.
Et l’avenir m’est aussi clair
Que si tu l’avais arrêté.
Ma voix est celle des sibylles,
Comme elles je peux prophétiser :
Le rideau déchiré dans le Temple,
Nous nous rassemblons à l’écart,
Sous nos pieds la terre tremble
De compassion à mon égard.
Les rangs de l’escorte se mêlent,
Les cavaliers sont dispersés,
La croix, pareille à une trombe,
Veut quitter le sol pour le ciel.
Moi, je tombe au pied du gibet,
Morte à demi, mordant mes lèvres :
Tes bras, là-haut écartelés
Ouvrent une trop large étreinte.
Pour qui, dis-moi, tant de grandeur,
Tant de souffrance et de puissance ?
Est-il au monde assez de vies,
De villes, d’âmes, de forêts ?
Mais trois jours sont là qui m’attendent,
Le gouffre de trois jours profonds
Dont le vide saura m’apprendre
Ce qu’est la Résurrection.
Boris PASTERNAK, Le Docteur Jivago,
Dix-septième partie, Vers de Iouri Jivago, XXIII et XXIV.
Recueilli dans Œuvres, par Boris Pasternak, La Pléiade, 2014.