Poètes du clocher
À Charles Fuster.
Qu’il soit la tour massive ou la flèche effilée,
Portant la lourde cloche ou le gai carillon,
Laissant choir ou jetant les sons à la volée
Sur les toits de la ville ou les blés du sillon ;
Dans l’azur ou la brume, étincelant ou sombre ;
Qu’une grande cité presse ses contreforts,
Ou qu’en un blanc village il ne donne un peu d’ombre
Qu’à l’étroit cimetière où dorment les chers morts ;
Qu’il s’étage en couronne ou s’arrondisse en dôme ;
Ogival ou roman, normand ou bourguignon,
Qu’il bourdonne avec Sens ou rêve avec Vendôme ;
Riche ou pauvre, humble ou fier, glorieux ou sans nom ;
Surtout s’il est très vieux, croulant, une ruine,
Dressant tout un jardin sur ses murs de granit,
Fleuri : dans chaque joint tenant une racine ;
Chantant : dans chaque fente abritant quelque nid ;
Aimons notre clocher ; soyons frères des cloches ;
Sachons en pénétrer les puissantes douceurs ;
Et puis lançons nos voix, frappons l’écho des roches :
Poètes du clocher, sonnons comme nos sœurs !
Le beffroi les retient : nous, dont le vol est libre,
Nous jetterons plus loin les notes dans les vents :
Que dans nos voix la leur se reconnaisse, et vibre :
Soyons leur voix errante au milieu des vivants.
Qu’elle aille, triste ou gaie, ou grave, ou faible, ou forte,
Ignorée, ou suivie et fêtée au retour !
Au plus humble parfois la plus belle, qu’importe ?
Et que sa sœur de bronze en tressaille en sa tour !
Aimons notre clocher ; son ombre est la meilleure :
Seul point fixe pour nous du monde où nous errons,
Voix du clocher natal, voix de la première heure,
Emportons-en l’écho partout où nous irons !
Que son murmure éteint se prolonge en nous-mêmes ;
Qu’il soit d’autant plus cher qu’il sera plus lointain...
Aimons notre clocher, donnons-lui des poèmes,
Et rendons-lui, le soir, son hymne du matin !
Lucien PATÉ.
Paru dans L’Année des poètes en 1891.