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Tristitia


Chérie, maintenant que nos coeurs sont unis en une telle paix
Que l’Espoir, pour ne point périr,
Doit sans cesse regarder en arrière
Et dénombrer sur la voie bienheureuse de notre amour
Les jalons d’une croissance tout aussi inconcevable,
Fais-moi cette promesse :
S’il se faisait que toi seule puisses gagner
La parfaite béatitude de Dieu,
Et que moi, séduit par le péché aux dehors aimables,
Disons, celui de t’aimer trop,
Je manque le suprême but de l’amour,
Et si les serments peuvent alors revenir en mémoire,
Que jamais ta douleur pour ce qui m’accable ou m’est refusé
Ne vienne troubler l’exultation de ta joie céleste,
Fais-m’en la promesse ;
Sinon je serais précipité
Au delà du juste châtiment
Et, par ta faute, au plus épais des ténèbres de la mort,
Loin des frontières bénignes du monde de l’exil
Où demeurent
Ceux qui, sans s’être construit un destin irrévocable
Sur l’orgueil et le mensonge, l’envie, la cruelle luxure ou la haine,
Se sont néanmoins trop mollement abandonnés aux suaves délices du coeur
Et se sont efforcés de plaire moins à Dieu qu’à sa créature.
Pour ceux-là et leurs semblables,
C’est perte sans mesure et tristesse sans fin !
Ne va pas pour cela, cependant, quitter ton paradis,
À force de penser à moi.
Bien qu’il semble ténèbres vu de la splendeur sans égale des cieux,
Ce sort est peut-être lumière
Par contraste avec les jours ternes de l’existence mortelle,
Car Dieu est partout.
Descendez au plus profond de l’Enfer et Il y est,
Et tout comme un ami fidèle, mais avec qui l’on s’est brouillé,
Il s’efforce, en luttant avec l’ire satanique aux dents grinçantes,
Avec un amour soigneusement caché pour ne pas provoquer de blasphème,
De soulager si possible
Les affres du feu inextinguible ;
Oui, même dans les pires des âmes,
Celles qui avec le plus d’obstination maudite se sont détournées de Sa Face
Et ont été rachetées en vain,
Il tue avec des philtres d’oubli
Le remords de l’Amour perdu qui vient encore les secourir.
À l’écart de ceux-ci,
Aux célestes confins de ce monde d’exil,
Errent de pâles ombres par des saulaies herbeuses,
Leur perte est sans mesure, leur tristesse sans fin,
Mais, comme dans leur égarement extrême ils gardent toujours
La vaine ferveur d’un regret,
Ils gardent encore un bonheur comparable
À celui des amants repoussés
Qui préfèrent de loin à tous les délices du monde
L’infini de leur perte,
Un bonheur comparable à celui des poètes qui voient,
Dans les nues assombries,
La lueur pourpre attardée du soleil depuis longtemps couché,
Et se détournent en pleurs pour entrer dans la nuit.
Sache-le, ô mon aimée, ces mots ne sont pas les miens,
Mais ceux de la Sagesse, confirmés
Par les Docteurs en Théologie et les Saints, bien que comme il se doit, ils ne soient que rarement entendus,
Sinon dans leur langage à dessein hermétique,
De peur que les sots ne soient plus sottement encore dupés par un faux espoir
Et ne faussent pour leur perte le sens de ce doux savoir,
Et, (pour prouver que je parle en connaissance de cause)
La Souveraine de cet exil éternel et gris
A reçu des Scolastiques en surplis le nom de Tristitia.
Mais, ô ma chérie, regarde en ton coeur et comprends
Que, pour ma part,
Assuré de ton bonheur, mon unique souci,
Fussé-je dans le plus impur des réduits
De l’Enfer immonde,
Et torturé par la haine la plus ingénieuse,
Tout ne pourrait être que bien
Et qu’en mon âme pleine de béatitude
Ne pourrait mourir ce même plaisir
Qu’éprouve la pauvre fille de joie
Lorsque dans son corps frémit
Une vie innocente qui est sienne sans être sienne,
À moins, hélas, que cette source de consolation
Ne soit tarie
Par ton chagrin, indigne du ciel.
Aussi, la scellant d’un baiser
Dans l’accord de nos coeurs unis en une paix sans précédent,
Et dans la sérénité de ce suprême espoir,
Fais-moi cette promesse.



Coventry PATMORE.

Traduit par Roger Asselineau.

Recueilli dans La poésie anglaise,
par Georges-Albert Astre,
Seghers, 1964.

 

 

 

 

 

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