Veillées d’antan
À Georges Tonnelier.
Au fond des chaumières comtoises,
Tillez, filez, les villageoises ;
La neige a blanchi le vallon,
La bise à la vitre sanglote ;
Jetez, jetez sur le feu blond
Le sarment et la chènevotte.
CHŒUR DES TILLEUSES ET DES FILEUSES
« Sans bruit, entre nos mains agiles,
Glissez, brisez-vous, brins fragiles,
Brins odorants du chanvre roux ;
Sous le doigt que la lèvre mouille,
Fils de neige de la quenouille
En cadence dévidez-vous ;
Tournez, valsez, bobines rondes ;
Comme au soleil les ruches blondes,
Bourdonnez, nos rouets aimés,
Pour qu’en avril la toile lisse
De sa pâle neige fleurisse
L’ombre des buffets embaumés.
– Dites-nous, belles aux yeux doux,
Ah dites-nous, qu’en ferez-vous ?
Nous en broderons un beau voile
Pour la Vierge et l’enfant Jésus
Et l’on verra briller dessus,
En perles d’or, plus d’une étoile.
– Filez, belles, filez le lin
Pour la Vierge et l’enfant divin.
– Nous en ferons de blanches nappes
Où le dimanche, assis en rond,
Les gars, nos amoureux, boiront
À plein verre le sang des grappes.
– Tournez, rouets, tournez fuseaux,
Belles, filez pour les hameaux,
Nous ourlerons de nos aiguilles
Jupons blancs et mouchoirs jolis
Et collerettes à longs plis
Pour orner nos trousseaux de filles.
– Tournez, rouets, tournez, fuseaux,
Belles, filez pour vos trousseaux.
– Belles aux blonds cheveux d’aurore,
Dites, qu’en ferez-vous encore ?
« Sous les lampes, dans les veillées,
Le cœur, les doigts d’amour tremblants,
Nous en ferons de beaux draps blancs
Pour nos grands lits de mariées ;
Nous nous donnerons, sans murmures
Aux époux qui nous aimeront.
Et leurs bras nous enlaceront
Comme en été les gerbes mûres ;
Chantez, rouets, chantez toujours,
Belles, filez pour vos amours.
Nous en ferons aussi des langes
Où chaque soir nos nourrissons
Au bruit mourant de nos chansons
Dormiront du sommeil des anges ;
Plus tard, nos garçons dans la plaine
Faucheront, ployant les genoux,
Et devant l’âtre, près de nous,
Nos filles fileront la laine.
– Chantez rouets, chantez toujours,
Belles, filez pour vos amours.
Sans bruit, entre nos mains agiles,
Glissez, brisez-vous, brins fragiles,
Brins odorants du chanvre roux ;
Sous le doigt que la lèvre mouille,
Fils de neige de la quenouille,
En cadence dévidez-vous ;
Tournez, valsez, bobines rondes ;
Comme au soleil des ruches blondes,
Bourdonnez, nos rouets aimés,
Pour qu’en avril la toile lisse
De sa pâle neige fleurisse
L’ombre des buffets embaumés. »
La bise pleure aux champs, et d’une voix éteinte
La cloche sous l’auvent de la chapelle tinte ;
Fillettes et garçons, près de l’âtre tillant,
Saisis d’un vague effroi, se signent en priant :
Il leur semble, la nuit, entendre au seuil des portes,
Gémir les âmes des aïeules qui sont mortes.
L’hiver, quand la tempête
Gronde au ciel, sur leur tête,
Les aïeules dormant au fond de leur cercueil
S’éveillent sous la terre,
Dans l’enclos solitaire,
Et tressaillent de froid à travers leur linceul.
Elles pleurent en rêve
La flamme qui s’élève,
Comme un embrasement d’aurore, sous les toits,
Et le vol lent des heures
Dans les humbles demeures
Qu’égayaient les rouets frissonnants sous leurs doigts ;
Loin des tombes glacées,
Les pauvres trépassées
Ouvrent en gémissant leurs ailes dans la nuit,
Et viennent, doux fantômes,
Voltiger sous les chaumes
Où comme un astre d’or le feu palpite et luit ;
Et l’on croit voir leurs âmes
Dans la vapeur des flammes
Longuement se bercer, suspendant leur essor,
Et frôler d’un bruit d’ailes
Les vieux rouets fidèles
Qui murmurent tout bas comme un doux chant de mort.
Au fond des chaumières comtoises
Tillez, filez, les villageoises ;
La neige a blanchi le vallon,
La bise à la vitre sanglote.
Jetez, jetez sur le feu blond
Le sarment et la chènevotte.
Henri PAUTHIER,
Au village, 1900.