Vieilles fermes

 

 

                                                                                     À Léon Malvoisin.

 

 

Là-bas, au fond des champs, au bord des routes, seules,

Réchauffant au soleil leur vieillesse d’aïeules,

Elles dorment parmi la rumeur des essaims

Épars dans les enclos et dans les prés voisins.

 

On dirait qu’une lente et muette prière

S’exhale vers le ciel de leur âme de pierre ;

Elles courbent leurs fronts pieux sous la clarté,

En extase devant la splendeur de l’été.

 

Avec leurs murs croulants et leurs toitures basses,

Elles ont l’air pensif des vieilles qui sont lasses ;

Et dans leurs carreaux gris un jour pâle s’éteint,

Comme le souvenir d’un passé très lointain.

 

Elles ont vu sans fin les soleils et les lunes

Blanchir les champs houleux comme des vagues brunes,

Et jaillir des sillons la forêt d’or des grains,

Et les chênes des bois sont leurs contemporains.

 

Mainte fleur fait son nid dans leurs murailles rousses :

Aux fentes de leur seuil croissent les jeunes pousses,

Et les herbes des champs, et la mousse des bois

Gaîment semblent monter à l’assaut de leurs toits.

 

En elles flotte un peu de l’aîne végétale ;

Elles ont pris racine en la terre natale ;

Dans leurs charpentes la sève semble courir,

Et le printemps les faits verdoyer et fleurir.

 

L’été clair, avec ses chansons et ses murmures,

Gazouille sous leurs toits comme sous les ramures ;

Tout un peuple d’oiseaux s’y donne rendez-vous

Et les matins d’avril niche et chante en leurs trous.

 

                                            *

                                         *    *

 

Les unes dans les champs s’éparpillent, perdues,

Tels des îlots, au fond des vertes étendues,

Et la houle des blés caresse de ses flots

Leur seuil de pierre grise et leur chétif enclos.

 

D’autres dans les vergers, comme des tombes blanches

Dorment, loin du soleil ; et sous la paix des branches

Elles guettent les bleus sourires de l’azur,

Et s’enivrent, l’été, de l’odeur du fruit mûr.

 

Celle-ci dans le pli d’un frais vallon repose,

Tel un nid dans la mousse et la bruyère rose,

Et son toit jusqu’au sol s’évase par degrés

Comme un vol de corbeau rasant l’herbe des prés.

 

Celle-là rêve au seuil des grands bois : sa fumée

S’échevèle en flocons d’azur sous la ramée.

Et vers le sanctuaire antique des forêts,

Monte, comme l’encens paisible des guérets.

 

La vie entre leurs flancs palpite en bruits étranges,

Et, dans la nuit de leurs étables, de leurs granges

S’exhale la bruyante haleine du bétail,

Et les acres senteurs des moissons en travail.

 

Car elles sont toujours les nourrices du monde ;

De saison en saison leur vieillesse féconde,

Présidant aux hymens de la terre et du ciel

Donne aux hommes le lait, le froment et le miel.

 

Puisse longtemps encore à leurs toitures grises

Se poser le vol las des oiseaux et des brises,

Et l’été de ses nids tapisser leurs vieux murs

Dorés par le soleil comme les épis mûrs.

 

Puissent-elles sans fin, dans l’océan des plaines

Au doux murmure des sources et des fontaines

Écouter, en rêvant aux temps qui ne sont plus,

Glisser dans les soirs d’or la voix des angelus.

 

 

 

Henri PAUTHIER,

Au village, 1900.

 

 

 

 

 

 

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