Gethsémani

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Charles PÉGUY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne vous avisez pas, mon ami, je ne vous conseille pas, si jamais vous retombez malade, ce qui ne manquera pas de vous arriver, avec tous les soucis que vous avez, et tout le travail, et toutes les responsabilités, quand donc vous serez retombé, redevenu malade, et dans votre lit que vous ferez notamment ce que vos modernes et notamment vos médecins nomment (de) (la) neurasthénie, qui n’est point une maladie en réalité, mais un certain état, généralement dû au surmenage, en réalité l’état, la situation au contraire où enfin nous mesurons notre infirmité, où enfin nous la mesurons le plus juste(ment), où enfin nous la mesurons sainement ; où nous voyons, où nous regardons notre misère et notre débilité ; où nous considérons, où nous contemplons notre détresse ; où nous connaissons enfin la réalité de nous-même et de notre sort ; où nous apercevons, où (du regard) nous saisissons, nous possédons, nous avons notre propre détresse ; où nous goûtons, où nous savourons notre propre, notre réelle, notre sincère tristesse, et la douce amertume ; où nous savourons notre propre anxiété, notre anxiété même ; où nous nous connaissons nous-même et notre sort ; où nous savourons, où nous nous enivrons, où nous épuisons la singulièrement douce amertume ; quand rien ne voile plus, quand rien ne masque plus la réalité décevante ; quand tous les voiles, quand enfin tous les masques sont tombés ; quand la réalité, la vérité, plus que la vérité, quand notre réalité nous apparaît nue ; ce qu’elle est, les seuls moments de la vie où on ne ment pas ; où on ne déguise point ; où on ne déguise rien ; où on soit sincère ; littéralement, absolument, totalement sincère ; où l’on voie le vrai, plus que le vrai, le réel, comme il est ; où on ne se cache (plus) rien ; dans ces instants, dans ces temps, dans ces intervalles de l’existence où on ne ment plus (le grand mensonge), où on ne joue plus, où on ne triche plus, où on ne bat plus, où on ne bavarde plus, où on ne se grise plus, où on ne parle plus, où on ne trompe plus personne et soi-même, les autres ni soi, les seuls temps de la vie où nous ayons peut-être du courage, quand rien ne reste plus, quand rien ne subsiste dans l’homme que le sentiment de notre incurable, de son incurable néant, dans ces moments-là, mon petit ami, dans ces temps, les seuls où nous voyions clair, où nous osions voir clair, dans ces temps que vos savants nomment neurasthéniques, de la neurasthénie, dans le lit, au lit ou quand vous promenez par la ville, par (toutes) les misères des rues de la ville votre clairvoyance et votre misère, dans ces temps les plus bas, les seuls où nous ne fassions pas de la grossièreté (car dans les autres temps), il n’y a, mon ami, que la grossièreté qui nous sauve, une certaine grossièreté, d’épiderme, de tout, indéniable, universelle, qui nous donne non pas tant la force, mais la grosseur, de porter les chocs, le choc perpétuel de la vie) ; dans ces temps les plus bas, dans ces temps ingrossiers je ne vous conseille pas, mon ami, mon pauvre enfant, non je ne vous conseille pas de regarder encore, de vous reporter au texte, comme le disent mes historiens, d’ouvrir encore votre cœur, en outre votre cœur sur cette agonie tragique, sur cette infinie détresse. D’ouvrir votre cœur sur ce cœur insondable. Non, mon ami, n’ouvrez pas, n’ouvrez jamais. Ne lisez jamais ce texte, ne connaissez, ne reconnaissez jamais cette histoire, dont nous nous accommodons si aisément. Tenez-vous-en aux racontars. Si j’ai un conseil à vous donner. Ne vous reportez jamais au texte. Ne penchez point votre cœur, votre faible cœur, sur ce cœur infini. Ne prenez point connaissance du texte.

Ô Fils le plus aimé qui montait vers son père 1. N’ouvrez point alors, n’ouvrez jamais cet Évangile, l’Évangile de la Passion seulement selon saint Matthieu. Tout le reste ne fut rien, mon ami, et les soldats et la prison, et le tribunal et le peuple, et les Romains et les Juifs, cette foule juive, cette foule mêlée, et les centurions et les décurions et les simples hommes de troupe(s), et les sous-officiers, caporaux et soldats, et l’injure des sous-officiers, et l’injure des grands et l’injure de la tourbe, et Caïphe et Pilate, la haine rentrée, la haine concentrée, la haine fielleuse, la colère venimeuse, l’âcre ressentiment, l’âme haineuse des prêtres, des clercs ; la lointaine indifférence du procurateur de Judée ; et Barabbas ; et le choix de Barabbas ; et l’arrêt du Procurateur : sub Pontio Pilato passus ; et la garde montante et la garde descendante ; et le service intérieur et le service des places ; et la cohue et les Romains ; et le passage aux mains des dérisions des soldats ; et le manteau d’écarlate pour la dérision ; et la couronne d’épines de dérision ; et le roseau de dérision de sceptre ; et les crachats contre lui ; et la flagellation du roseau ; et la flagellation des verges ; et le portement de croix ; le chemin de (la) Croix ; les quatorze stations ; Jésus tombe pour la première fois ; Jésus tombe pour la deuxième fois ; Jésus tombe pour la troisième fois ; (ce fut la première fois, mon ami, que l’on fit, que l’on parcourut le chemin de la croix ; et quoi qu’on ait fait depuis, quelques dévotions que l’on ait inventées, quelques dévotions que l’on ait perfectionnées, laissez-moi vous dire, permettez-moi de vous dire que ce fut encore la meilleure, n’est-ce pas, la principale, hein, la maîtresse fois ; ce qui prouve que votre doctrine du progrès reçoit tout de même quelques limitations) ; le vinaigre mêlé avec du fiel ; les habits partagés ; le sort sur la robe ; l’écriteau infâme, l’écriteau d’infamie ; et crucifié les injures, pis que les injures, parce que moins, parce que moins grave : les insultes, pis que les insultes, parce que moins, parce que moins grave : les quolibets, les plaisanteries des éternels plaisantins, des infatigables spirituels, des éternels curieux, des passants, des badauds ; de tout celui qui n’a rien à faire ; les plaisanteries saumâtres, les plaisanteries cuistres, les plaisanteries intellectuelles, les plaisanteries pieuses, les plaisanteries perfides, venimeuses, les plaisanteries de séminaire et de sacristie des principaux sacrificateurs, avec les sénateurs et les scribes ; de tout celui qui se moquait ; les ironies sacrées et déjà les ironies archéologiques et philologiques ; hélas, hélas, déjà les plaisanteries sacrées ; les plaisanteries, les reproches infiniment moins amers des deux larrons, le bon et même le mauvais ; et la lance, le coup de lance au flanc ; et la soif sur la croix ; et l’éponge et le vinaigre ; tout cela, mon ami, tout cela ce n’était rien. C’était la procédure, cela. Ce qui fut un peu plus, déjà, ce qui fut un peu plus sans doute, ce fut le reniement de Pierre, le triple reniement avant le chant du coq ; ça, ça commençait à devenir sérieux. Et ce qui fut sans doute beaucoup plus, ce fut la trahison de Judas, le baiser et les trente deniers. Mais tout cela, mon ami, tout cela n’était rien, encore. Tout cela n’était que (de) la procédure, la procédure même de la passion, de cette passion, la procédure arrêtée. Ce qui compta, mon ami, car c’était l’objet même et comme le contenu de cette passion, ce qui fut la moelle, la moelle de douleur et l’objet propre de cette passion, ce ne fut point même le champ du potier, qui a été appelé, pour cela, jusqu’à aujourd’hui, le champ du sang. Ce qui compta, ce qui fut la moelle et l’intérieur, le contenu intérieur de cette passion : Et assumpto Petro, et duobus filiis Zebedœi, coepit con tristari, et moestus esse. XXVI. 37. Et ayant pris Pierre, et les deux fils de Zébédée, il commença à se contrister, et à être affligé. Ce chapitre est même intitulé dans cette édition ; ou plutôt cette partie du chapitre, au titre courant : Tristitia et Oratio Christi. 38. Tunc ait illis : Tristis est anima mea usque ad mortem : sustinete hic, et vigilate mecum. 38. Alors il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort : demeurez ici, et veillez avec moi. Vous savez, mon ami, vous savez comme ils veillèrent. Demeurez ici et veillez avec moi. Mais ce qu’il faut voir, mon ami, ce qui est annoncé ici, près de qui tout n’est rien, tout n’est que de la procédure, ce qui est la moelle et le contenu même de la passion, c’est cela, ce qui est annoncé ici, c’est la mort même, enfant, non point une mort extraordinaire (si, une mort extraordinaire tout de même, en un sens, et même en plusieurs sens), mais enfin je veux dire la mort elle-même, la mort commune, la mort de tout le monde, votre mort, toute mort, votre propre mort, la mort de tout le monde, la mort païenne, enfant, infinisée déjà comme une mort chrétienne (car ce fut très précisément, ponctuellement, éminemment la première mort chrétienne, la première en date et la première en dignité). Ce fut la mort charnelle, enfant, la simple mort, qui le mit en cet état, sa mort corporelle, sa mort temporelle, enfin la mort de son corps, de son corps mortel précisément, mortel pourtant et qu’il savait mortel, que de toute éternité il savait mortel, de son corps terrestre, de son corps humain, de son corps d’homme. Quelle ne faut-il pas, mon ami, quelle ne faut-il pas que soit la mort, la simple mort. Dieu même a craint la mort 2. 38. Tristis usque ad mortem. 38. Triste jusqu’à la mort. Sans qu’il soit possible de savoir, dans un texte si serré qu’il est impossible de savoir, d’y savoir si c’est seulement une date, une durée assignée : jusqu’à ma mort, jusqu’à l’heure de ma mort ; ou si plutôt, et ensemble, indivisé, indivisément, indivisiblement, inséparablement cela ne veut pas dire : d’une tristesse mortelle, qui aille jusqu’à la mort, jusqu’à être, jusqu’à faire une mort. Voilà, mon pauvre enfant, voilà l’état où ça l’a mis. Ô Fils le plus aimé qui rentrait vers son père. 39. Et progressus pusillum, procedit in faciem suam, orans, et dicens : Pater mi, si possibile est, transeat a me calix iste, verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu. 39. Et s’étant avancé un petit peu, il tomba sur sa face, priant, et disant : Mon père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi, pourtant non comme je veux, mais comme tu veux.

Si on n’était pas abruti, mon enfant, si vous n’étiez pas abrutis, ankylosés par des générations entières de catéchisme, d’habitude, d’habitude catéchistique, mon enfant, qui ne serait saisi, qui ne serait épouvanté de ces lignes, de ces quelques lignes atroces, de ces paroles effrayantes, de cette effrayante prière. Quand on y pense. Ainsi tout était préparé, arrêté depuis des siècles et les siècles des siècles ; depuis les siècles temporels et depuis tous les siècles et les siècles temporels ; depuis les siècles éternels et tous les siècles et les siècles éternels ; de toute éternité tout était arrêté ; toute la combinaison était prête, tout cet ajustement, votre ajustement chrétien ; depuis la chute, de toute éternité mais notamment, temporellement depuis la chute la rédemption était prête, la rédemption était arrêtée. Et voici. Tout le christianisme était prêt, tout le christianisme était arrêté. Et voici. Cela avait même reçu un commencement d’exécution. Lui-même il avait déclenché le tragique appareil. Temporellement, éternellement, tout était prêt, tout avait commencé de marcher. L’incarnation, préparation nécessaire, antécédence, avant-courrière, fourrière d’un miracle infini, l’incarnation, miracle infini elle-même, miracle antérieur, miracle préliminaire, l’incarnation avait eu lieu. Trente et quelques années auparavant, dans ce petit bourg de Judée, trente et plusieurs années (temporelles) auparavant, trente et plusieurs années charnelles, dans ce petit bourg l’incarnation avait eu lieu ; le mystère de l’incarnation, préparant, annonçant, impliquant déjà le mystère suprême, préparant, annonçant, impliquant le mystère de la rédemption, entrant déjà dans ce mystère suprême, le comportant déjà, le composant, entrant dans sa composition. Étant déjà dedans au commencement. Tout était prêt. La vie de famille, trente ans, avait eu lieu. La vie publique, trois ans, avait eu lieu. La vie de maison, l’établi et l’étau, la scie et la varlope, c’était fini, ça avait été fait. La vie de peuple, la montagne et la plaine, et le lac de Tibériade, la prédication et les similitudes, la courbe des paraboles, dans les chemins, c’était fini ; ça avait été fait. Tout était prêt. Le couronnement allait commencer. Le couronnement allait avoir lieu. Tout était prêt. Toutes les vertus privées et publiques, toutes les vertus héroïques des trente et des trois ans allaient culminer en le sacrifice suprême. L’appareil suprême, l’appareil de la justification du monde était prêt, l’appareil de la salvation du monde. Les siècles temporels et les siècles éternels attendaient. Lui-même il avait déclenché autrefois le commencement de l’appareil, autrefois dans le temps, l’incarnation, la vie privée, la vie publique. Toutes les dépenses étaient engagées, les dépenses temporelles, les dépenses éternelles. La plus grande dépense : la chute. Tout était prêt. Il n’y avait plus presque qu’à laisser faire, qu’à laisser aller ; à se laisser aller, semble-t-il ; il n’y avait plus qu’à opérer le déclenchement final, un rien ; et ce déclenchement même pour ainsi dire ne demandait qu’à s’opérer tout seul. Lui aussi il ne demandait, il semblait ne demander qu’à se laisser aller. Il n’y avait plus qu’à déclencher le couronnement de l’œuvre, de l’opération ; à effectuer donc le couronnement du déclenchement. Tout était prêt. Tous les personnages étaient montés sur le plateau pour jouer le drame qui ne se joua qu’une fois. Après des années d’intrigues, des années temporelles (les mêmes années temporelles), de ces intrigues habituelles aux fonctionnaires, mon enfant (romains, romains, vous n’entendez) (et c’était sous l’Empire) Pontius Pilatus avait été nommé justement procurateur de Judée. Il avait obtenu cette assez belle garnison, cette préfecture de deuxième classe. La procuration, le procuratorat de Judée. Cette bonne place (de fonctionnaire), cette bonne situation. On a tant de mal à avoir une place. Des intrigues non moins savantes, tirées peut-être de plus loin (des intrigues temporelles) avaient fait que le centurion était devenu centurion et que le décurion même était devenu décurion. On a tant de mal à devenir même décurion. Et Caïphe grand prêtre, prince des prêtres, et les sénateurs, et les scribes, et les principaux sacrificateurs. Pendant des années et des années l’arbre de la croix, patience végétale, sans miracle avait préparé la dureté de son bois. Pendant des années et des années, des années temporelles, les mêmes années temporelles. Et un autre charpentier avait travaillé cet autre bois. Un autre bûcheron avait abattu l’arbre, sans miracle, sans aucun miracle, dégrossi le tronc, coupé les maîtresses branches, écorcé ; une autre hache y avait passé ; d’une autre hache un autre bûcheron avait décortiqué, dépeluré, détaché l’écorce. Sans miracle, sans aucun miracle, par un travail de métier, par un travail normal professionnel, par un exercice de métier, régulier, par un travail naturel d’homme. Un autre charpentier avait travaillé le bois. Dans quelque marais du Jourdain le roseau était poussé, le sceptre de dérision, un roseau était poussé, le roseau unique. Le lys des champs ne travaille point. Le roseau des marais, le roseau des eaux dormantes ne travaille pas non plus. Il ne travaille pas de ses mains. Mais de tout son corps, sans aucun miracle, de tout son corps charnel, d’un travail moléculaire infatigable, d’un travail organique périssable infatigable jour et nuit il avait travaillé. Il avait travaillé à croître. Le lys des champs ne file point. Le lys des champs ne file ni ne tisse. Et les oiseaux du ciel ne travaillent point. Mais moléculairement, organiquement, à peine secrètement ils travaillent à croître et à décroître, à naître et à mourir, à devenir, comme tout être, à se nourrir et à dépérir, γένεσις χαί φθορά, comme le disaient les Grecs ; et sans aucun miracle, moléculairement, organiquement, nullement secrètement, suivant la loi commune, accomplissant son travail de métier, comme professionnel, suivant la loi naturelle un roseau du Jourdain était poussé, le roseau unique avait formé, avait poussé sa tige, la tige unique, celle qui ne devait servir qu’une fois, la tige qui un jour, la tige qui une fois, la tige qui devait flageller la face de Dieu ; et une épine, sans miracle une sainte épine était poussée dans quelque hallier judéen, dans quelque hallier juif. Une épine noire, une épine vinette, peut-être une simple ronce, une grosse épine de ces pays-là. Tout le monde était commandé de service ; les hommes étaient commandés de service ; les outils éternels étaient prêts, les instruments de la salvation du monde ; res atque hommes, res haud aliter atque homines, les choses, les choses non moins que les hommes, autant que les hommes, pareillement que les hommes, les choses étaient commandées de service. L’événement était commandé de service. Tout le monde était en place. Tout le monde avait des places et des situations ; lui seul aurait-il donc la place de la victime, la place de l’hostie, lui seul aurait-il donc la place du mort, de celui qui meurt, de celui qui subit la mort temporelle. Toute la création, tout le monde était commandé de service. Tout le monde avait les belles places, était bien situé. Lui seul aurait-il donc la mauvaise place. Judas était prêt et le baiser montait aux lèvres de Judas. Le baiser qui attendait depuis les siècles des siècles. Le baiser qui dans les siècles des siècles ensuite retentira éternellement. Le baiser annoncé, le baiser retentissant de toute éternité. Précisément le centurion, qui était l’adjudant, était revenu au quartier après le rapport. Et il avait dit : C’est embêtant. Il est venu pour ce soir un ordre de la place. Il disait : C’est embêtant, parce que l’ordre était pour ce soir, et qu’il avait pour maîtresse une petite Juive de Galaad. Et lui-même il était venu des confins de la Gaule, Gallia omnis, pour être précisément cet adjudant, afin que tous les peuples fussent appelés. Et il était venu au quartier après la soupe. Et il avait dit : C’est embêtant. Il est venu pour ce soir un ordre de la place. Mais c’était un brave homme de Gaulois, des confins de la Gaule belgique, un Flamand. Il était de semaine. Et cette semaine était arrêtée dans la suite des temps. Il avait dit au décurion : C’est embêtant. On n’est jamais tranquille. Il est venu pour ce soir un ordre de la place. Quand vous aurez fini vos cinq ans (car le service était plus long qu’aujourd’hui) ne rengagez jamais. Il était lui-même un sous-officier rengagé, et il dissuadait naturellement de rengager les camarades qu’il avait ; les candidats de grade inférieur. Il n’était jamais content. Mais c’était un Flamand gras. Ah non il n’avait pas rengagé pour cela, celui-là. Pour arrêter Jésus. Il était réservé à cet honneur, enfant, que l’on n’avait jamais vu, que l’on n’a jamais vu depuis dans aucun grade, à cet honneur que l’on n’a jamais revu dans l’armée, dans aucune armée : d’arrêter Jésus ; pensez-y, depuis que l’on arrête, depuis que les gouvernements arrêtent, depuis que l’on fait des arrestations : faire l’arrestation de Jésus, donner le commencement, mettre la main sur l’épaule de Jésus. Voilà ce qu’il devait faire, cet homme, ce qui n’a jamais été donné à des gradés d’un grade infiniment plus élevé. Mais il ne le savait pas. Et alors il se plaignait d’avoir rengagé. – Un ordre de qui. – Un ordre de la place. C’est venu par les bureaux du procurateur. Nous partirons à la neuvième heure. Tu rassembleras à neuf heures moins le quart. Tu viendras avec moi. Les hommes auront leurs épées. Tenue de service numéro un. Vous emporterez trois lanternes de corne. C’est pour une ronde à faire au jardin des Olives. Tu prendras les dix hommes de ton escouade. C’est à vous de marcher. Tu prendras aussi les cinq hommes de la gauche de la deuxième escouade. Mais tu ne prendras pas Libanius (l’autre décurion). Nous sommes assez de gradés comme ça. Et le centurion était parti. Puis il était retourné, revenu sur ses pas : Ah ! tu prendras aussi Malchus. C’est un chameau. Camellus quis. Il a encore coupé hier à la corvée de quartier. Et dans une chambrée du bas, appuyée au troisième paquetage, la lance, la lance pour le Flanc, attendait.

Tout était prêt, lui seul, lui seul ne l’était pas. Toute la création était convoquée, avait été convoquée. L’appel était fait(e) ; non seulement l’appel de cette première décurie, et de la gauche de cette deuxième, et de Malchus : l’appel de la création entière. Le centurion, le Flamand avait dit : Il y aura un pékin, un écrivain de la police, qui conduira la patrouille. La création était prête ; la création temporelle attendait. Lui aussi, lui-même attendait. Vingt siècles, quarante siècles avant, vingt siècles, quarante siècles antérieurs, quarante siècles temporels, cinquante siècles avant attendaient avant, comme suspendus en avant. Et lui il était la clef de voûte. Vingt siècles, quarante siècles, cinquante siècles ultérieurs, un nombre incalculable de siècles, des siècles de siècles, après attendaient après. Jusqu’au jugement, jusqu’au jour du jugement. Et le jugement, que serait-il, quel serait-il, si le Juste n’était point mort pour le salut du monde. Un nombre incalculable de siècles ultérieurs après attendaient après, derrière attendaient derrière, comme suspendus après, comme suspendus derrière. Et lui-même il attendait. Car il était la clef de voûte. Et avant et après ensemble, dedans les siècles éternels attendaient. Car ils sont éternels. Et comme la lance était prête, les anges aussi étaient prêts. Comme la lance était prête au fourniment du Romain, tout ainsi les anges se préparaient. Surpris d’avoir à recueillir un sang d’homme, un sang de Dieu, un sang d’homme de Dieu, les anges purs esprits, les anges temporels intemporels, les anges incharnels, surpris d’avoir à recueillir un sang charnel, pour le sang du flanc, pour le sang (du coup) de la lance déjà préparaient le calice mystique. Toutes les préparations étaient faites ; les préparations terrestres et les préparations célestes ; les préparations temporelles et les préparations éternelles ; les préparations spirituelles et les préparations charnelles ; les préparations temporelles et les préparations intemporelles ; les préparations criminelles et les préparations innocentes ; les préparations angéliques, les préparations végétales, les préparations humaines ; toutes les préparations de l’événement ; les préparations militaires et les préparations civiles ; les préparations politiques et sociales ; les préparations historiques et les préparations mystiques ; terre à terre, arpent par arpent, paysan avare, laboureur infatigable, Rome avait arrondi son Empire. Toutes les préparations étaient faites, préparations de Judée, préparations de Rome. Lui-même il était prêt, lui-même au centre il attendait, au cœur de l’opération, au chef, à la tête. Lui-même il était préparé, sa préparation était faite. Sa volonté était arrêtée de toute éternité. Il avait résolu cela. Nul ne lui forçait la main. Qui d’ailleurs, qui enfin lui eût forcé la main. Nul ne le forçait, nul ne l’entraînait. Rien ne le forçait, rien ne lui forçait la main, et de s’occuper de cette affaire-là, rien qu’un amour immense, rien que son immense amour infini, rien ne l’avait entraîné dans cette affaire qu’un immense amour, que son infini amour éternel. De toute éternité il s’était embarqué dans cette affaire. De toute éternité sa décision était prise. À présent pouvait-il tout arrêter, décommander Judas et décommander Barabbas, décommander Pilate et décommander Caïphe, décommander Malchus, là-dessus naturellement les grammairiens discutent (les plus éminents), et il y aura sur ce point de belles disputations, disputationes, aussi longtemps qu’il y aura des grammairiens dans la théologie. Enfin il était Dieu : il était tout-puissant. Vingt siècles, quarante siècles, cinquante siècles attendaient. Adam depuis Adam attendait. Le monde depuis Adam attendait. Le ciel depuis Adam attendait. Lui-même depuis Adam attendait. Vingt siècles, quarante siècles, cinquante siècles précédents, cinquante siècles antérieurs attendaient, cinquante siècles avant attendaient avant, cinquante siècles de Juifs. Cinquante siècles de prophètes.

Cinquante siècles de prophètes l’avaient annoncé, les grands et les petits, les grands et les douze, Amos et Isaïe, et le Baruch de La Fontaine, Ézéchiel, Jonas de la baleine, et Daniel de la fosse au lion : toute l’histoire sainte : ne l’avaient pas seulement annoncé, de la même annonciation, la longue allée des prophètes ne l’avait pas indiqué seulement, annoncé seulement de l’alignement des pieds, les prophètes l’avaient formellement promis, l’avaient engagé, s’y étaient eux-mêmes engagés de corps et de parole. Mais enfin était-ce, n’était-ce point sa parole. On discuterait, si on voulait, si on était seulement théologien. Lui-même, le dernier des prophètes, le couronnement des prophètes (comme aussi par avance le couronnement des saints), n’est-ce pas, si l’on veut, il n’était pas rigoureusement tenu ; il n’était pas absolument engagé ; lui, le dernier des Justes, le premier des saints, ALIORUM sanctorum, le couronnement des promesses, absolument parlant il pouvait se dégager, se dégager doucement des épaules. La création était suspendue aux lèvres de Dieu. Cinquante siècles avant attendaient avant, suspendus en porte à faux. Une quantité innumérable de siècles après attendaient après, derrière attendaient derrière, également, pareillement, symétriquement suspendus en porte à faux. Car il était la clef de voûte. Et les siècles éternels eux-mêmes attendaient, ensemble (en même temps), avant, après, parce qu’ils sont éternels. L’éternité même attendait, mon enfant, elle qui n’attend jamais, qui n’attend point. L’éternité même était suspendue. L’éternité même était en porte-à-faux. Les siècles des prophètes attendaient avant, les siècles des saints attendaient après. Les siècles numérables des pécheurs et innumérables attendaient. Les siècles numérables des prophètes attendaient devant, les siècles numérables et innumérables des saints attendaient derrière. Des pécheurs et des saints, mon ami, en un certain sens, qui est le bon, car c’est tout un, en ce certain sens, qui est le bon, c’est la même cité, enfant, la même fondation, la même cité chrétienne. Vingt siècles de prophètes, combien de générations, attendaient leur couronnement ultérieur. Vingt siècles de saints, et combien d’autres, combien de générations attendaient leur couronnement antérieur ; vingt siècles de pécheurs, combien d’autres, combien de générations attendaient, également chrétiennes, également chrétiens, leur couronnement aussi, puisqu’ils n’attendaient pas moins que leur salut, par le ministère du mystère de cette rédemption. Et lui-même il attendait comme son couronnement, de toute éternité il savait, de toute éternité il attendait ce couronnement. Singulier. Savoir, mon ami, comme on voyait bien, sur cet exemple éminent, sur cet exemple singulier, qu’il y a un abîme entre savoir et faire, entre savoir la mort (sa propre mort), et y passer. Lui-même son amour attendait. De toute éternité son amour infini, son amour éternel attendait. Et qu’il y a un abîme entre vouloir et faire, entre vouloir sa mort, sa propre mort, et même la mort des autres, et y passer. Car enfin cette volonté qu’il disait autre, d’un autre, cette volonté qu’il disait étrangère, alienam, cette volonté qu’il nommait la volonté de son père, non la sienne, verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu, enfin cette volonté n’était pas seulement la volonté de son père ; elle était aussi la sienne ; de toute éternité elle était proprement la sienne. Tant est grande, mon enfant, la distance qu’il y a, tant est grand l’espace entre la volonté de la mort et la mort, entre la connaissance de la mort et la mort. Et voilà l’état où le mettait l’appréhension de la mort. De toute éternité des fils innombrables avaient fait jouer les marionnettes et les hommes, la discipline romaine, la liberté grecque, la ténacité judaïque ; έλευθερια dialogues d’Éleuthère, libertas, la liberté ; la discipline romaine, la sagacité grecque, la pervicacité 3 juive ; l’impérialisme latin, le cynisme grec, la longévité hébraïque ; la sorte de temporelle impérissabilité juive. Tous les matériaux étaient à pied d’œuvre. Une culmination unique attendait. Des fils éternels, des fils innombrables, des fils impérissables, des fils invisibles avaient conduit à ce point, de toute éternité, les séries de l’événement. Les anges dans le ciel préparaient le calice mystique, surpris, nouveaux (attendant les martyrs et le sang des martyrs), d’avoir à recueillir du sang d’homme, du vrai sang, du sang avec des globules blancs et des globules rouges. Du premier des martyrs ; du prince des martyrs. Et la lance de frêne était prête, parce que le frêne est du meilleur bois pour faire une lance romaine. Lui-même il avait mis la dernière main à son institution, à la fondation de sa cité. L’Église était fondée. Pierre était investi. Le pain avait été changé au corps et le vin avait été changé au sang, le vin des raisins de la vigne. Quelle ne faut-il pas que soit la mort, mon enfant, pour qu’à ce moment-là il ait eu une hésitation, pour qu’une hésitation atroce l’ait fait un instant balancer. Lui-même le dernier des prophètes, le prince des prophètes, le couronnement des prophètes, il avait trois et quatre fois prophétisé sa propre mort, il venait de prophétiser sa passion et sa mort. Il avait dit : Vous savez que la Pâque se fera dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié. Il avait dit : Car vous aurez toujours des pauvres avec vous ; mais moi vous ne m’aurez pas toujours. Il avait dit : Le Maître dit : Mon temps est proche, chez toi je fais la Pâque avec mes disciples. Il avait dit : Je vous dis en vérité, que l’un de vous me trahira. Il avait dit : Celui qui met la main au plat avec moi, celui-là me trahira. 24. Pour ce qui est du Fils de l’homme il s’en va, selon qu’il a été écrit de lui. Il avait dit : Or je vous le dis : Je ne boirai point désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’à ce jour où je le boirai avec vous nouveau dans le royaume de mon Père. Il avait dit : Vous tous vous souffrirez le scandale en moi, cette nuit. Il est écrit en effet : Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées. Prophète il n’avait point cessé de prophétiser de lui-même et de sa propre mort. Et voilà que non seulement il allait démentir tous les autres prophètes. Mais il allait se démentir lui-même prophète. Quelle ne faut(-il) pas que soit la mort, mon ami, mon enfant, pour que la seule approche, pour que la seule attente, pour que la seule appréhension de la mort l’ait mis dans un tel état, dans cet état. Car il ne faut pas s’y tromper, mon ami, et ne vous le dissimulez pas, c’était cela, et cela seulement, qui était au cœur du supplice, qui était la moelle et le cœur de la passion. La mort est facile à subir, mon enfant, dans les littératures et dans les héroïsmes des littératures. Elle est facile aussi à subir pour qui ne voit point, pour celui qui ne la mesure pas, pour celui qui n’a pas le sens, qui n’a aucun sens de la réalité. Mais pour celui qui la prend en plein. Or il n’avait aucune teinte, aucun soupçon des littératures ni des héroïsmes des littératures, il voyait et il mesurait, il était la réalité même. Et il prenait sa mort en plein, il prenait sa mort de front, il prenait sa mort dans toute sa largeur, comme il avait pris toute sa vie. En ce sens il ne vous échappe pas que sa passion et surtout que sa mort était comme un accomplissement et en même temps comme une preuve et un contrôle, une vérification, une concentration presque, une réalisation suprême de son incarnation, que le mystère de sa passion et surtout de sa mort donnait comme une contre-épreuve, que le mystère de sa passion et surtout que le mystère de sa mort faisait un accomplissement et en même temps une preuve et un contrôle, une vérification, une concentration, une réalisation suprême du mystère de son incarnation. Qui mourait en homme, à ce point en homme, était donc bien homme, avait donc bien été incarné homme. C’était comme une preuve par la limite. Il voyait la mort en plein, latéralement pour ainsi dire. Et il se préparait à la subir latéralement. De plein front. De plein fouet. Il allait avoir à subir la mort, la mort ordinaire, la mort commune, enfant, la mort comme dans Villon, la mort de tout homme, la mort de tout le monde, le sort commun, la mort commune à tout le monde, la mort dont votre père est mort, mon enfant, et le père de votre père ; la mort que votre père, votre jeune père, a subie quand vous aviez dix mois ; la mort que votre mère subira, un jour, une fois ; et votre femme, et vos enfants, et les enfants de vos enfants ; vous-même, au centre. La rupture charnelle, la rupture qui se fait une fois. La rupture des tissus, la rupture des vaisseaux, la rupture de tous les cordons de la vie. Le forcement de toutes les ligatures.

 

                              XLI.

 

          La mort le fait frémir, pallir,

          Le nez courber, les vaines tendre,

          Le col enfler, la chair mollir,

          Ioinctes et nerfs croistre et estendre.

 

                              XL.

 

          Et meure Paris et Helaine,

          Quiconques meurt, meurt à douleur

          Telle qu’il pert vent et alaine ;

          Son fiel se creue sur son cuer,

          Puis sue, Dieu scet quelle sueur !

          La sueur de sang.

          Et n’est qui de ses maulx l’alege :

          Car enfant n’a, frere ne seur,

          Qui lors voulsist estre son plege 4.

 

Et lui allait-il donc être plege pour tout le genre humain ? Quelle ne doit pas être, mon enfant, quelle ne faut-il pas que soit cette mort, pour qu’il ait pris justement ce temps, où d’immenses préparations, où d’immenses promesses aboutissaient, pour marquer ce temps d’arrêt, ce temps d’effroi, ce temps d’étonnement, disons le mot, ce temps de chancellement, disons le mot, ce temps de recul. Ce temps de saisissement. Pour sortir enfin cette effrayante prière. Cette atroce prière d’une anxiété charnelle, d’une anxiété comme éternelle, cette atroce prière d’une angoisse infinie. Transeat a me... Pater mi, SI POSSIBILE EST, transeat a me calix iste. Texte non point émouvant, comme on l’a dit des milliers de fois, dans tous les romantismes, laïques, ecclésiastiques, anciens, modernes, chrétiens, athées. Mais texte littéralement effrayant, très précisément effrayant. Si possibile est, mon ami, c’est justement ce que nous venons d’examiner un peu, num possibile esset. Et nous si nous n’étions pas abrutis, mon enfant, par des années et des siècles et des générations de catéchisme, si nous n’étions pas oblitérés, annulés, abasourdis, hébétés, habitués, émoussés par des années et des siècles, par des générations de catéchisme, d’enseignement catéchistique, plus ou moins ecclésiastique, généralement universitaire, généralement scolaire, si nous prenions les textes sacrés comme il faut prendre tous les textes, tous les grands textes, et comme nous ne les prenons pas, si nous prenions les textes sacrés comme il faut prendre (aussi) (tous) les textes classiques, dans leur plein, dans leur large, dans toute leur crudité, dans tout ce qu’ils ont (saisi), dans tout ce qu’ils rapportent de la réalité même, si nous ne laissions pas, si nous n’admettions pas qu’il y ait entre eux et nous l’interception de l’habitude et de l’hébétement de l’habitude, nous serions, mon ami, nous serions épouvantés de ce texte. Si l’enseignement, l’histoire, et particulièrement l’enseignement de l’histoire ne nous avait pas appris à considérer comme ordinaires les événements les plus extraordinaires, puisqu’ils sont passés. Comment, tous les textes vont dans un certain sens, qui est donc le même. Tous les textes vont dans le même sens, les prophètes, les saints, et lui prophète et saint. Tous les textes vont dans le même sens qui est le sens de l’accomplissement du salut. Et un seul texte rebrousse. Un seul texte refoule. Et c’est précisément le texte de l’appréhension de la mort. Et ce fut précisément le temps qu’il prit, quand tout attendait, quand lui-même attendait, quand la création était suspendue aux lèvres de son Dieu, ce fut précisément le temps qu’il prit pour nous donner, pour nous laisser ce texte : le texte de l’appréhension de la mort. Ainsi tous les textes vont dans un sens, dans un certain sens. Et un texte, un texte seul, marche à l’envers, va non pas dans l’autre sens, dans un autre sens, mais dans le sens contraire. Un seul texte refuse, va contre tout le reste, va contre tout. Voilà où l’avait mis, l’état où l’avait mis cette appréhension de la mort. Quelle ne faut-il pas, mon enfant, quelle ne faut-il pas que soit cette mort.

Dieu même a craint la mort. Vous autres, l’intérêt vous poussant, l’égoïsme vous tirant, le calendrier y aidant, et l’histoire et le catéchisme car ces trois petits bouquins, à peu près du même ordre, et de la même valeur, l’almanach, l’histoire, le catéchisme, se sont conjurés à cet effet, se sont coalisés à ce seul et même effet ; l’histoire à rendre cet événement passé (quand il est partout présent) ; donc habitué ; le catéchisme à le rendre rituel ; donc habitué ; et le calendrier n’a pas pu faire autrement que de le mettre au printemps, au cœur de la saison où la nature a l’illusion d’une renaissance éternelle ; le calendrier n’a pas pu faire autrement que de le situer dans cette Semaine sainte, que nous convoquons, que nous convoquerions à la joie malgré tous les textes, que nous confondons complaisamment, volontiers, avec la semaine de Pâques, parce qu’elle est comme la semaine de Pâques dans le printemps autour de Pâques ; elle est serrée entre Pâques et Pâques fleuries, et comme un employé trop (longtemps) tenu à l’attache, la joie fait le pont d’un Pâques à l’autre ; et nous aussi, d’un dimanche à l’autre, nous faisons le pont de cette joie. Car nous sommes tous des employés. (Et les cloches des Rameaux prolongent leurs ébranlements jusqu’au dimanche de Pâques, et ce n’est que pour les petits enfants que pour le jeudi ou le vendredi saint les cloches se sont envolées à Rome. Et ce jeudi saint même, commémoration de la Cène et de la grande institution, mémoire de la Fondation, comment ne point en recevoir une joie infinie, une joie éternelle, comment ne point le considérer comme une fête et un jour de fête, comment ne point en faire, ou plutôt comment ne point recevoir qu’il soit une fête de joie éternelle. Comment penser que c’est le même soir du mont des Olives, mons Oliveti, le mont de l’Oliveraie) enfin poussés, tirés, traînés par toutes ces raisons, par les bonnes et par les mauvaises, et par les mauvaises autant que les bonnes, et par les bonnes qui sont aussi mauvaises que les mauvaises, vous supportez assez gaillardement cette agonie effrayante, cette épouvantable détresse. Mais moi l’histoire, qui en ai tant vu, vous comprenez, l’almanach et l’histoire et le catéchisme ne m’en imposent point. Ils ne m’ont pas encore habituée. Et le calendrier chronologique ne m’en impose point non plus : je sais mes dates ; et j’ai vu tant d’années. Eh bien moi qui en ai tant vu, je ne suis pas comme vous, je n’y suis pas résignée encore, je ne me suis jamais fait à cette histoire-là. 36.Tunc venit Jesus cum illis in villam, quœ dicitur Gethsemani, et dixit discipulis suis : Sedete hic, donec vadam illuc, et orem. 36. Alors Jésus vint avec eux dans un lieu dit Gethsemani, et dit à ses disciples : Asseyez-vous ici (jusqu’à ce) que j’aille là, et que je prie. 37. Et assumpto Petro, et duobusfiliis Zebedœi, coepit contristari et moestus esse. 37. Et ayant pris Pierre, et les deux fils de Zébédée, il commença à être contristé et affligé (à se contrister et à être affligé). 38. Tunc ait illis : Tristis est anima mea usque ad mortem : sustinete hic, et vigilate mecum. 38. Alors il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort : demeurez ici, et veillez avec moi. 39. Et progressus pusillum, procidit in faciem suam, orans, et dicens : Pater mi, SI POSSIBILE EST, transeat a me calix iste : verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu. 39. Et s’étant avancé un petit peu, il tomba sur sa face, priant, et disant : Mon Père, S’IL EST POSSIBLE, que ce calice (que cette coupe) s’éloigne de moi (mot à mot : passe de moi, passe sans que j’y boive) : cependant non comme je veux, mais comme tu (veux). 40. Et venit ad discipulos suos, et invenit eos dormientes, et dicit Petro : Sic non potuistis una hora vigilare mecum ? 40. Et il vint vers ses disciples, et les trouva dormant, et dit à Pierre : Ainsi vous n’avez pas pu veiller une heure avec moi ? 41. Vigilate et orate, ut non intretis in tentationem. Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma. 41. Veillez et priez, pour ne point entrer en tentation. Car l’esprit est prompt, mais la chair est faible.

Num possibile esset, annon 5. 41. Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation. Car l’esprit est prompt, mais la chair est faible. Paroles effrayantes, que l’on ne veut point entendre, dans leur sens, effrayant. Texte effrayant que l’on ne veut point lire, que l’on vénère, que l’on ne veut point lire, que l’on vénère pour ne le point lire. Paroles effrayantes, que l’on vénère pour ne les point entendre. On les entend, on les lit, on les veut lire généralement en un sens, en un premier sens extrêmement douteux, extrêmement suspect, faible d’ailleurs, infirmus, en un sens innocent aussi, en un sens qui nous laisserait toute tranquillité, en un sens de tout repos, naturellement donc à contresens : comme une gronderie, aux enfants que nous sommes, ce serait comme une objurgation, connue, habituelle, enregistrée, donc sans importance, digérée, une réprimande, une morigénation. Jésus, dans cette version, dans cette lecture, Jésus reprendrait Pierre comme de haut, comme quelqu’un qui sait enseignerait, reprendrait quelqu’un qui ne sait pas, comme quelqu’un qui peut reprendrait quelqu’un qui ne peut pas, comme quelqu’un qui enseignerait, reprendrait quelqu’un qui n’a pas. Jésus, dans cette version, dans cette lecture, enseignerait, reprendrait Pierre comme un maître d’école aurait surpris des écoliers en faute et gourmerait, enseignerait ces écoliers fautifs. Cette fausse leçon, cette mauvaise leçon, cette mauvaise lecture est donc naturellement une fois de plus une lecture pédagogique, une lecture universitaire, une lecture scolaire. Cette fausse version. Cette version à contresens. Dans cette version Jésus reprendrait Pierre, et les deux fils de Zébédée, et nous tous pardessus leur tête, nous tous en leur personne, comme quelqu’un d’une autre race. D’une race qui serait soumise à la tentation et à l’infirmité de la chair. Et lui-même comme un maître qui serait (situé) très au-dessus de cela, tout à fait au-dessus. Qui ne saurait point directement, personnellement, ce que c’est que la tentation, et d’entrer dans la tentation, et ce que c’est que la faiblesse, l’infirmité de la chair. Comme un qui ne le saurait pas du tout, je veux dire qui ne le saurait que comme un objet de son enseignement, comme quelque chose (d’étranger), qui concerne les élèves et qui ne concerne que les élèves, comme une tare, comme une tentation des élèves. Mon ami, c’est tout le contraire, diamétralement le contraire. Au moment où il enseigne à ces malheureux la tentation et de veiller et de prier pour ne point entrer dans la tentation, et que l’esprit est prompt et que la chair est faible, quelle réflexion, quelle conversion ne devait-il pas opérer sur lui-même, quel retour ne devait-il pas faire sur lui-même (sur son âme et) sur sa propre chair. Comment n’a-t-on pas vu à quel moment se plaçait, s’intercalait cet enseignement, et que ce n’était donc plus un enseignement, mais une confidence. C’était entre sa première et sa deuxième faut-il dire défaillance, on a honte de soi à penser à un tel mot, on a honte de la cruauté que l’on aurait à prononcer un tel mot, à parler de la défaillance, d’une défaillance de Jésus. Enfin c’était entre sa première et sa deuxième prière de déprécation ; après la première, avant la deuxième. Il venait d’éprouver, en lui-même, il venait de connaître, instantanément il avait connu ce que c’était que cette effrayante tentation, ce que c’était que cette angoisse effrayante et dans sa propre chair il avait connu ce que c’est que la faiblesse de la chair, l’infirmité de toute chair. Dans sa propre chair d’homme, devant la mort, instantanément il venait de connaître ce que c’est que la faiblesse et que l’infirmité de toute chair d’homme, la faiblesse, l’infirmité de la chair d’homme. Et il venait aussitôt leur en faire la douloureuse confidence. Ce n’était point un maître d’école qui parlât à des élèves, qui enseignait des élèves, tranquillement, ex professo. Ce n’était point un enseignement de la chaire. C’était un homme qui parlait à des hommes. Ce n’était point un enseignement, ex cathedra. Ce n’était point même un enseignement de Dieu, e coelis, ex cathedra coeli, de la chaire du ciel. C’était une communication, mon enfant, une révélation d’homme à homme, d’un pauvre être à un pauvre être. C’était donc le contraire même, une communication d’expérience, personnelle, d’une triste expérience qui venait d’être faite, une révélation d’une misère, humaine, une révélation d’homme à homme, d’un pauvre être misérable à un pauvre être misérable, et à deux autres, et par-dessus leur tête, et en leur personne, à tous les pauvres êtres misérables que nous sommes, le fruit d’une triste expérience, une confidence, disons le mot, mon ami, n’ayons point peur du mot, une confession (de lui, à eux ! à nous !), une triste confession. Quel retour alors ne devait-il point faire, ne faisait-il point sur lui-même, sur sa propre détresse. Voilà, semblait-il dire (c’était le frère seulement, qui venait de parler au père, au Père commun, c’était le frère qui (s’en) revenait vers ses frères, qui s’en retournait vers ses frères, vers un, vers trois frères plus jeunes, vers tous les chrétiens ses frères (plus jeunes) et qui semblait leur dire :) Voyez ce que c’est que notre chair, et notre tentation. Il faut veiller. Il faut prier. On n’est jamais tranquille. On n’a jamais un moment de tranquillité, un moment de tranquille. Moi-même votre frère je ne suis jamais tranquille. Et (comme le disaient ces bonnes femmes) voilà ce que c’est que la vie. On n’est jamais tranquille dans l’existence. Voilà donc cette faiblesse, infirmité, cette tentation de la chair qui fera toute l’histoire, l’histoire intérieure, et pour beaucoup extérieure, de mon christianisme. 41. Vigilate et orate. 42. Iterum secundo abiit, et oravit, dicens : Pater mi, si non potest hic calix transire nisi bibam ilium, fiat voluntas tua. 42. Derechef pour la seconde fois il s’en alla, et pria, disant : Mon Père, si ce calice ne peut passer que je ne le boive, que ta volonté soit faite. 42. Iterum secundo, pour la deuxième fois il s’en va, pour la deuxième fois il prie, pour la deuxième fois il dit. Si non potest, comme il reprend, comme il récidive le si possibile est de la première fois, de la première retraite, de la première solitude, de la première prière. Mais il se rend, il se soumet. C’est déjà au négatif : Si non potest : si non possibile est. Nisi bibam illum : il se représente déjà de le boire. Fiat voluntas tua, comme il reprend le sicut tu. Mais en négatif aussi, au contraire, le sicut ego volo (voluntas mea) disparaissant aussi ici. Et par un merveilleux accord intérieur comme il ressuscite ici, comme il ranime, comme il renouvelle, comme il rappelle, comme il remémore la prière (orans, et dicens ; oravit, dicens), comme il retrouve ici la prière qu’il a de lui-même enseignée aux hommes, lui-même inventée dans le temps de sa prédication, lui-même conçue, reçue, dans un coup de sainteté, la prière qu’il avait lui-même arrêtée, trouvée, enseignée sur la montagne, dans le sermon, dans le discours sur la montagne. C’est-à-dire que dans cette culmination de sa détresse, au moment même où homme il avait le plus besoin de prière, où il avait un besoin maximum de prière, un besoin culminant, lui-même comme homme, lui-même homme il retrouve cette prière, cette même prière, car à lui-même aussi, à lui-même homme il se l’était aussi enseignée. C’est-à-dire que sur la montagne, du temps de la montagne, il n’avait fait encore pour ainsi dire que nous l’enseigner, aux apôtres, aux disciples, à la foule, turba, misereor super turbam, à tous les hommes, à nous, par-dessus la tête et en la personne des apôtres, des disciples, de la foule. De cette foule. C’était un grand enseignement, un enseignement divin, le seul qui soit ainsi descendu sur l’humanité ; un enseignement unique ; une grande, une prédication divine. Mais enfin, vous me permettrez, mon ami, de le dire ; vous m’entendez bien ; vous savez qu’il ne saurait y avoir de ma part aucune nuance d’irrespect ; je ne suis pas si bête ; et j’ai trop le sens de l’histoire. Vous me permettrez donc de vous le dire. Ce n’était qu’un enseignement ; ce n’était qu’une prédication. Dans cette nuit tragique au contraire, dans cette extrémité, dans cette culmination de sa détresse il en usa lui-même éminemment, lui le premier, lui comme homme, lui homme, lui comme nous, lui le premier de nous, comme un quiconque de nous il s’en servit éminemment lui le premier pour son besoin, pour son extrême détresse, pour son inégalable, pour sa tragique détresse. Sur la montagne, dans le temps, il ne nous avait appris, pour ainsi dire, il ne nous avait enseigné qu’à la dire, qu’à la prier. Dans cette nuit tragique il nous apprit, aussi, en outre il nous enseigna, dans ce besoin, à nous en servir. Sur un exemple éminent, unique, sur son propre exemple il nous apprit à s’en servir. Car il se l’était enseignée à lui-même, à lui homme, comme à nous ; et dans cette nuit tragique ce fut cette prière qui lui remonta aux lèvres, la formule même de cette prière ; mais non plus dans sa continuité de la montagne, dans cette belle continuité du sermon : Pater noster, qui es in coelis, sanctificetur nomen tuum ; adveniat regnum tuum ; fiat voluntas tua. Non plus ce beau rythme de fleuve et cette continuité, mais une prière brisée, saccadée, affreuse, dans cette nuit tragique, la même prière fragmentaire, brisée par le tragique de cette nuit. Pater mi, si non potest hic calix transire nisi bibam illum, fiat voluntas tua. Par un rebondissement d’écho, par un rebondissement à deux degrés ce fiat voluntas qui remonte au fiat voluntas de la montagne, de l’enseignement de la montagne, et tous les deux ensemble qui remontent, par un secret accord intérieur, par un secret rythme intérieur, par une concordance et une consonance et un recouvrement de rythme aux premières leçons, aux premières traditions de la Genèse, au Fiat lux du commencement du monde. Et cette forme comme retirée, comme resserrée, cette invocation comme retirée à soi, Pater mi au lieu de Pater noster, qui attire, qui attrait, qui retire son Père à lui ; qui fait, qui donne une telle confusion, une telle pénétration de ses deux personnes qu’en faisant cette prière d’homme on ne sait pas tout d’un coup jusqu’à quel point il ne parle point tout d’un coup, très spécialement, particulièrement, presque professionnellement, comme techniquement, comme fils de Dieu. 43. Et venit iterum, et invenit eos dormientes : erant enim oculi eorum gravati. 43. Et il vint de nouveau, et les trouva dormant : leurs yeux étaient en effet alourdis. 44. Et relictis illis, iterum abiit, et oravit tertio, eumdem sermonem dicens. 44. Et les ayant laissés, il partit de nouveau, et pria pour la troisième fois, tenant le même propos. 45. Tunc venit ad discipulos suos, et dicit illis : Dormite jam, et requiescite ; ecce appropinquavit hora, et Filius hominis tradetur in manus peccatorum. 45. Alors il vint vers ses disciples, et leur dit : Vous dormez encore, et vous reposez ; voici que l’heure (s’)est approchée, et le Fils de l’homme sera livré aux mains des pécheurs. 46. Surgite, eamus ; ecce appropinquavit qui me tradet. 46. Levez-vous, allons ; voici que (s’)est approché celui qui me livrera. 47. Adhuc eo loquente... Comme il parlait encore... Et le lendemain environ la neuvième heure : XXVII. 46. Et circa horam nonam clamavit Jesus voce magna, dicens : ELI, ELI, LAMMA SABACTHANI ? hoc est : DEUS MEUS, DEUS MEUS, UT QUID DERELIQUISTI ME ? 46. Et vers la neuvième heure Jésus cria d’une grande voix (jeta un grand cri, poussa une grande clameur), disant : ELI, ELI, LAMMA SABACTHANI ? c’est-à-dire : MON DIEU, MON DIEU, POURQUOI M’AVEZ-VOUS ABANDONNÉ Et l’éponge emplie de vinaigre et mise au bout d’un roseau. Et le contresens sur Eli. Et 50. Jesus autem iterum clamans voce magna, emisit spiritum. 50. Or Jésus poussant pour la seconde fois un grand cri rendit l’esprit.

Il faut espérer, mon ami, il faut croire que cette double effrayante clameur, et cette invraisemblable invocation, écho, retentissement, rebondissement du jardin des Olives, de la veille, et des trois prières de déprécation, il vaut mieux croire, il faut croire, il faut espérer, il faut faire cette confiance, il faut croire que cette inouïe, que cette évocation incroyable, écho de la triple prière, ne disait rien, ne voulait rien dire, ne signifiait rien que la mort charnelle et la peur de la mort charnelle : Mon Dieu, mon Dieu, ut quid dereliquisti me ? Pourquoi m’avez-vous abandonné ? que cette étrange, que cette incroyable évocation ne masque point, ne décèle point, ne cache pas une autre peur et une autre mort, qu’elle ne dénonce point, qu’elle ne révèle point un autre mystère, un mystère mystique, un mystère infiniment plus profond. Mettons qu’il avait un corps, et que son corps s’était bien défendu. Son corps s’était révolté, son corps s’était soulevé devant la mort, devant la mort du corps. Jusqu’au bout il avait était homme, il avait eu un corps d’homme. Le corps qui l’avait porté trente et trois ans, le corps qui avait reçu l’esprit de Dieu (emisit spiritum), le corps qui pendant trente et trois ans avait nourri, porté l’esprit de Dieu, le corps qui avait porté cet énorme faix, le corps surtout qui l’avait soutenu, qui le soutenait pendant ces deux jours, le jeudi et le vendredi qui furent (respectivement), le premier jeudi et le premier vendredi saints, le corps d’homme enfin ne voulut rien savoir. Comme tout corps d’homme il se révolta, il se souleva contre la mort du corps. Et lui-même suivit son corps, en un certain sens (comme nous autres pécheurs et comme si souvent les saints), il suivit comme un pauvre homme son corps, l’indication de son corps, l’invocation de son corps, l’évocation de son corps. Accomplissant ainsi, par un couronnement merveilleux, accomplissant son incarnation dans sa rédemption, parfaisant le mystère de son incarnation dans la perfection même, dans l’accomplissement, dans l’opération du mystère de la rédemption. S’il n’avait pas eu ce corps, mon ami, s’il avait été, s’il était resté un pur esprit, s’il s’était fait ange, s’il avait été, s’il s’était fait un esprit plus ou moins pur, plus ou moins incharnel, s’il n’avait point été L’ÂME CHARNELLE enfin, s’il ne s’était point fait cette âme charnelle, une âme charnelle, comme nous, comme les nôtres, parmi nous, parmi les nôtres, s’il n’avait point souffert cette mort charnelle, tout tombait, mon enfant, tout le système tombait ; tout le christianisme tombait ; car il n’était point homme tout à fait. Il n’était point réellement homme, homme jusqu’au bout ; ignorant, n’éprouvant pas, refusant d’éprouver la plus grande terreur de l’homme, la plus grande détresse de l’homme. Il n’était pas homme. Donc il n’était pas l’homme Dieu ; Jésus ; le Juif Jésus.

Il s’est offert pourtant 6Vous la souffrez aussi. Vous souffrez cette mort. Vous souffrez la mort exactement comme les Anciens. Jésus a vaincu la mort, Jésus a triomphé de la mort, Jésus est ressuscité. Mais vous autres vous souffrez la mort charnelle comme avant. D’abord, premièrement, pour commencer. Comme les Anciens, comme tous ceux d’avant, comme tous ceux de pendant, comme tous ceux d’après, comme les Grecs et comme les Juifs, comme les sages et comme les prophètes, comme les héros et comme les Macchabées premièrement vous souffrez la mort humaine, la mort charnelle, la mort temporelle, enfin la mort des hommes, la mort de la race des hommes. Il n’y a pas moyen d’y couper. Vous comprenez, si vous y aviez coupé, si vous ne l’aviez point soufferte, vous autres, vous seuls, ça se serait su, ça se serait trop vu. Seuls de toute la race des hommes, et de toute la race des vivants, seuls des hommes et des bêtes, et des bêtes de la terre et des bêtes de la mer, seuls des vivants terrestres, seuls des vivants terriens, seuls des vivants temporels, pour qui l’événement est la loi commune, et tout ce que l’événement implique, tout ce que l’événement comporte ; l’événement, c’est-à-dire le vieillissement, la mémoire, l’histoire, la maladie et la mort, la naissance et la mort, et comme le disaient les Grecs la naissance et la corruption, la génération et la corruption (car c’est tout un, ce sont toutes pièces montées d’un même appareil, monté, toutes pièces montées l’une dans l’autre, indémontables à moins de démonter tout l’appareil, solidaires, étroitement, indissolublement, inséparablement solidaires, montées ensemble, l’une dans l’autre, l’une sur l’autre, indéfaisablement liées, faites ensemble, créées elles-mêmes ensemble, irrévocablement mécaniquement solidaires d’un même appareil, d’une même mécanique, d’un même mécanisme, d’une même technique, d’un même technisme, d’un même événement) ; seuls des vivants charnels, pour qui la vie, donc la mort (pièce complémentaire indispensable) est la loi commune, universelle, nécessaire, la loi inexceptionnelle ; par définition la loi inévitable, inéluctable, irrévocable, indéfaisable ; la loi de définition ; la vie charnelle, la mort charnelle ; la vie temporelle, la mort temporelle ; seuls de tous les vivants animés ; et peut-être même, et peut-être sans doute des invivants et des inanimés de la même création ; seuls des animaux et des végétaux, et peut-être et sans doute des autres, seuls aussi des minéraux ; seuls des plantes et des bêtes, et peut-être et sans doute des autres, des pierres, inanimées, seuls aussi des métaux, précieux ; seuls du ciel et de la terre (du ciel temporel, matériel) ; des astres qui sont dans le ciel et de la vieille terre même (mais comment cela se fût-il fait ; comment cela eût-il été possible, se fût-il fait possible ; ça en eût fait un miracle, et c’est cela qui se serait su ; ça en eût fait un miracle, constant, perpétuel, permanent, universel, si ces deux mots peuvent aller ensemble, ce nom et ces adjectifs, quelque chose précisément comme (tous) ces miracles que nous ne voyons pas, que nous ne saisissons pas, auxquels nous ne pensons même pas, précisément parce qu’ils sont constants, perpétuels, permanents, universels, et qui sont proprement les mystères mêmes de la création) (mais comment cela eût-il été même possible ; où fût demeurée, où fût née, où eût résidé une humanité, une chrétienté temporellement immortelle ; où eût-elle pris terre ; comment une terre temporellement mortelle eût-elle abrité, eût-elle pu loger une humanité, une chrétienté temporellement immortelle, eût-elle été la maison et l’abri, la cabane, la résidence d’une humanité, d’une chrétienté temporellement immortelle) ; seuls des bêtes et des plantes, de la terre et des terres ; des animaux vivants qui nagent dans l’eau, et des oiseaux qui volent sur la terre sous le firmament du ciel ; seuls donc de toute la création si vous aviez échappé à la mort, à la loi commune, à la loi de la mort ; de toute la création, animée, inanimée ; seuls de toute la création vous autres de la loi nouvelle si vous aviez défait, effacé pour ainsi dire la Genèse même ; si vous aviez obtenu ce pouvoir ; (Γένερις χαί φθορά, la genèse et la corruption, la Genèse et la mort, la génération et la mort, c’est-à-dire le commencement et la fin ; un commencement qui suppose donc une fin, qui comporte, qui implique une fin, qui nécessairement l’entraîne, l’emmène, la conduit ; qui en fait déjà partie ; une création qui suppose une fin ; une fin, c’est-à-dire une contrecréation, impliquée dans la création même, comme le revers est impliqué dans l’avers, comme le revers, comme l’envers est supposé dans la face ; une fin, c’est-à-dire une décréation et un jugement ; une allée toujours dans un même sens en un mot ; un mouvement toujours dans un même sens ; une allée toujours dans un même sens lui-même toujours descendant ; une allée toujours descendante ; et conduisante, toujours descendante à un jugement, conduisante à un jugement ; aboutissant enfin à un jugement ; enfin un système essentiellement irréversible, un système d’un mouvement essentiellement irréversible) ; dans ce système, enfants, vous seuls, vous autres de la nouvelle loi, les tenants de la nouvelle loi, vous seuls si vous seuls aviez inauguré un nouveau système, non seulement une nouvelle loi mais un nouveau système, si vous aviez manqué, désobéi au système, à tout le reste du système, ainsi à tout le système (quel détraquement, mon ami, et comment cela eût-il pu se faire, comment cela était-il possible, comment cela se peut-il, se laisse-t-il même concevoir), vous comprenez ça en aurait fait un scandale, ça en aurait fait un miracle, l’un portant l’autre, l’un tirant l’autre. Ça en aurait fait un tumulte, parmi les troupeaux apeurés. Tout le monde l’aurait su, tout le monde se serait précipité ; tout le monde aurait voulu en être. Tout le monde en aurait été. Or tout au contraire est prévu dans votre organisation, dans votre organisme pour qu’il n’en soit pas ainsi, pour que ce soit précisément le contraire. Comment tout ce monde, mon cher Gide, comment tout le monde eût-il pu passer par la porte étroite ? Or tout est précisément calculé dans votre système, dans votre technique, dans votre mécanisme, dans votre mystique, dans la technique de votre mystique, pour que ce soit très réellement, très littéralement la porte étroite, pour que les abords, pour que le passage en soient hérissés de difficultés ; de toute(s) sorte(s) ; pour que très peu passent, pour que très peu entrent, et au prix de mille difficultés ; le petit nombre des élus ; tout est précisément au contraire, tout est justement ajusté dans votre ajustement pour qu’il en soit ainsi. C’est encore une preuve de plus, mon enfant, de l’importance capitale de la mort charnelle dans notre économie. Ce passage affreux, cette affreuse expérience a une telle, une si capitale importance dans l’économie de l’homme, elle épouvante tant et tellement l’homme qu’il eût suffi, vous m’entendez bien, et qui le nierait, qu’il eût suffi de dispenser de ces affres les hommes de la nouvelle loi ; les tenants de la nouvelle loi ; qu’il eût suffi que les hommes de la nouvelle loi fussent exempts ; qu’ils fussent dispensés de ces affres, de ce passage affreux, de cette expérience affreuse ; qu’en cela précisément consistât la loi nouvelle, ou principalement ou subsidiairement, ou capitalement ou secondairement, dans la tête ou dans les membres, ou accidentellement ou essentiellement, substantiellement qu’importe, on eût pris de toutes mains, tant l’homme a peur de la mort, pour qu’instantanément tout le monde s’y fût rué comme au cirque, tant l’homme a peur de sa mort, de la mort charnelle. Toute la création s’y fût précipitée. Or toute votre économie, toute l’économie de votre mystique est précisément prévue au contraire pour qu’il n’y ait pas beaucoup de monde, pour qu’il n’y ait pas tout le monde ; enfin je veux dire pour qu’il n’y ait pas beaucoup de monde aisément, facilement, pour qu’il n’y ait pas tout le monde aisément. (Car après tout ce n’est pas moi qui juge.) (Et heureusement, mon pauvre ami, quelle épouvante, quelle effrayante responsabilité de moins.) Et c’est ainsi que la religion de la vie éternelle n’est point, n’est aucunement la religion de la vie immortelle, je veux dire qu’elle n’a point été fondée, nullement (comme) une religion de l’immortalité terrestre, corporelle, charnelle, comme une religion de l’immortalité temporelle.

Fiat lux, et lux fuit ; lux facta. Verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu. Fiat voluntas tua ; et voluntas ejus fuit ; voluntas facta. À cinquante siècles de distance, depuis avant Adam, jusqu’au nouvel Adam, jusqu’à ce nouvel Adam, selon le même rythme, selon la même formule, selon le même rythme secret, selon le même secret de rythme, selon le même rythme intérieur, comme un écho fidèle, au titre d’un écho fidèle cette même parole, cet écho retentit. Et à un intervalle de plus de cinquante siècles de distance le cri de la deuxième création répondit à la parole de la première création, de la création première ; écho fidèle, écho soumis, dans le même rythme, dans le même mouvement, dans la même phrase, à un intervalle de plus de cinquante siècles temporels de distance, dans la même éternité, dans le même rythme intérieur secret organique, dans le même rythme de la vie, à la distance, à l’intervalle de tout le premier règne, de toute la première loi, de toute l’ancienne loi, de tout le commandement, de tout le règne de l’ancienne loi la parole de soumission de la création du monde spirituel en toute fidélité répondait à la parole de commandement, à la parole de création de tout le monde, à la parole de la première, de la totale, de l’absolue création. Ainsi le veut la grammaire. Ce subjonctif répondait à ce subjonctif. Dieu à ces plus de cinquante siècles répondait à Dieu. Dieu soumis, Dieu fait homme répondait si je puis dire à (un) Dieu de plein exercice, à Dieu dans toute la grandeur et la majesté de sa création. (Un) Dieu fait homme, (un) Dieu dans la détresse, et proprement dans la détresse de l’homme, répondait à(un) Dieu, à Dieu lui-même, au même Dieu dans tout le tremblement de sa première, dans la gloire et dans la neuve activité, dans (tout) le commencement de sa première création.

Dans la première, au commencement, au seuil de la première (un) Dieu actif, (un) Dieu de commandement et de commencement avait prononcé (glorieusement) une parole de commandement, une parole d’autorité, une parole de création, une parole active, effective, efficace ; une parole d’autorité de (la) création. Dans la deuxième, au commencement, au seuil de la deuxième (un) Dieu humble, (un) Dieu soumis, (un) Dieu retrait, avait prononcé fidèlement, en toute fidélité, en écho fidèle, comme un écho fidèle, (un) Dieu humble avait prononcé humblement, soumis, une humble parole d’humilité, de soumission. De passion. Voilà, chrétiens, voilà votre progrès ; voilà quel est le progrès pour vous, votre réel, votre religieux progrès. Voilà comme il est fait. La mesure, la forme, la formule en est donnée par cet écho fidèle, par la fidélité de cet écho. Lux fiat. Voluntas fiat. Au commencement, au premier commencement un Dieu dans tout l’éclat, dans toute la pleine force, dans toute la (jeune) majesté de sa création, de sa première création ; et plus de cinquante siècles de progrès, d’un progrès, de votre progrès conduisent à ceci, à ce deuxième commencement : un Dieu tombé en avant sur la face, procidit infaciem suam, un Dieu prostré sur la face de la terre, un Dieu le même, un Dieu humble, un Dieu soumis, dans toute la détresse et plus que dans toute l’humilité de l’homme. Voilà votre progrès, enfant. Voilà quelle en est la forme, vous autres chrétiens. Merveilleux progrès ; progrès singulier ; forme singulière. Plus de cinquante siècles de votre progrès ont conduit à ce résultat. Quelle déchéance aux yeux des hommes. Quelle diminution. Quelle déchéance pour un regard séculier. Quelle déchéance (temporelle) pour un regard temporel. C’est là ce que vous nommez le progrès, votre progrès. Avouez, mon enfant, avouez que ce n’est point un progrès à la Condillac, ni selon votre dix-huitième siècle français.

Vous aussi vous êtes la religion du progrès, mais (de) quel progrès !

Fiat lux, fiat voluntas, un écho lointain répond à la parole première, à la parole de création, un écho fidèle : un deuxième commencement répond au premier ; une deuxième création répond à la première ; et ce deuxième commencement, humainement si méprisé, séculièrement si bas, temporellement si méprisable, n’est pas moins, mon ami, ne va pas moins en effet qu’à une deuxième création. Et comme la première création était la création de tout le monde, la création de l’univers, totius orbis universi, de toute la création, cette deuxième création, cet écho fidèle, cette fidélité n’est pas moins, ne va pas moins qu’à être proprement la création du spirituel, qu’à être la propre création propre, attardée plus de cinquante siècles, du monde spirituel.

Tout attendait. La lance et les clous attendaient. Le miracle et la nature attendaient également, l’ordre du miracle et l’ordre de la nature. Tout l’ordre naturel attendait, tout l’événement, tout l’ordre de l’événement de la nature. Le sacrifice attendait. Comme au sacrifice d’Isaac la pierre attendait la victime. Mais pour cette nouvelle hostie nul ange ne vint détourner le coup ; nul ange descendant du ciel. Ainsi et sur ce point particulier, contrairement à ce que l’on dit et croit généralement, contrairement à ce qui réellement généralement se produisit, la nouvelle loi se montra plus dure que l’ancienne, plus exigeante ; plus sanguinaire ; plus avide de sang, mais quel sang ; plus exigeante d’un sang réellement versé. Le sacrifice attendait, le sacrifice qui n’eut lieu qu’une fois, qui ne devait, qui ne pouvait avoir lieu qu’une fois (qui a eu lieu, le même, qui a été consommé, le même, des centaines et des milliers et des centaines de milliers de fois, qui a eu lieu, qui est consommé tous les jours des milliers de fois, qui aura lieu, qui sera consommé éternellement). Ce fut le temps qu’il prit, et dans son obéissance même un instant il chancela.

 

 

 

 

 



1 Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc.

2 Corneille, Polyeucte, acte II, scène 6.

3 Combativité persévérante.

4 François Villon, Grand testament.

5 « Si c’était possible, ou non. »

6 Corneille, Polyeucte, acte II, scène 6.

 

 

 

 

 

 

 

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