L’angoisse du poète

 

 

À M. de LAROCHEFOUCAUD, duc de Doudeauville.

 

 

    Savez-vous bien quelle est l’angoisse du poète,

Des arcanes du beau demeuré l’interprète,

Quand il va poursuivant de l’ardeur de ses cris,

Un siècle qui ne veut que du pain, des spectacles,

Et qui du Saint des Saints n’accueille les oracles

              Qu’avec un absolu mépris ?

 

    Voyageur que le poids de la fatigue atterre,

Il a soif, il a soif, et sa coupe est amère,

Comme celle du Christ au lugubre jardin ;

Et tandis que la fièvre ardente le ravage,

Tout passant semble encore jeter, dans son breuvage,

              L’absinthe de son froid dédain.

 

    Être prédestiné que le monde renie,

De cités en cités égarant son génie,

Nul cœur ne prend pitié de l’orphelin des cieux :

Le jour, comme Jacob, il parcourt la carrière ;

Comme lui, pour chevet, son front n’a qu’une pierre,

              Quand le soir alourdit ses yeux.

 

    Et quel charme auraient donc nos extases sublimes

Pour des jours insensés que poussent aux abîmes

L’amour de soi, la soif de l’or, l’orgueil humain ;

Des jours où la vertu se mesure à la bourse ;

Des jours dont a cessé de protéger la course

              De Dieu la vigilante main ?

 

    Du palpable progrès la marche vigoureuse,

Dans ses inventions chaque jour plus heureuse,

Frappe notre raison d’un juste étonnement :

Du monde interrogeant l’inscrutable mystère,

Il arrache sans fin des secrets à la terre,

              Aux vastes mers, au firmament.

 

    Mais si sur la nature il poursuit ses enquêtes,

L’homme dans son esprit a subi des défaites :

Il ne s’inspire plus à la source du beau ;

Stupide adorateur de l’aveugle matière,

Son âme, des clartés d’En Haut noble héritière,

              Au corps ne sert plus de flambeau.

 

    Le siècle, en bénissant principes et croyance,

A rompu tout lien de céleste alliance :

Des tendres sentiments l’autel est abattu ;

La sensibilité se meurt, la sympathie

Des cœurs s’est retirée, et, presqu’anéantie,

              Dans l’ombre gémit la vertu.

 

     « Qu’au boulevard de Gand le dandy se pavane ;

Que dans son char doré passe la courtisane ;

Que la mollesse en paix vive sous ses lambris ;

Que les spéculateurs s’engraissent sans mesure,

Dans les jeux du palais où se presse l’usure,

              C’est le triomphe de Paris. »

 

    Ainsi de l’égoïsme ont parlé les adeptes ;

Et Paris à la France insufflant ses préceptes,

L’intérêt applaudit des prophètes menteurs,

Aux parvis de la foi de tant de cœurs bannie,

Ne laissant arriver, comme par ironie,

              Qu’un petit flot d’adorateurs.

 

    Quand la nuit cependant endort cette énergie,

Quand vingt libations font chanceler l’orgie,

Le dévorant remords s’agite, l’œil hagard ;

Le joueur ruiné vague dans la nuit sombre ;

Le suicidé râle, et l’assassin, dans l’ombre,

              Atteint le passant en retard.

 

    Puis, arrivent ces jours où la cité tressaille ;

Où les longs boulevards, en un champ de bataille,

Par un peuple bouillant, s’ébranlent, transformés :

Et l’émeute mugit, gronde, assouvit sa rage ;

L’émeute, hommes sans foi, l’émeute, cet orage

              Dont les vents sont par vous semés.

 

    Les états, chaque fois qu’on a vu leurs pensées,

Dans le culte du sens follement enfoncées,

Ont glissé lentement dans les convulsions ;

Et s’ils demeurent sourds à la voix de Dieu même,

Qui prévient en frappant, la justice suprême

              Écrase enfin ces nations.

 

    L’échafaud, la fureur des guerres intestines,

Le feu non étouffé d’effrayantes doctrines,

Nous ont été du Ciel les avertissements ;

Du temple, de nos fronts touchons enfin les dalles,

Car si nous n’expions d’innombrables scandales,

              Pleuvront sur nous les châtiments.

 

    Nous étonnerons-nous qu’une immense tristesse

Du poète chrétien se saisisse et l’oppresse,

Lorsqu’il sonde ces maux, des marches de la croix ?

Nous étonnerons-nous que sa foi désolée,

Sente, sans le vouloir, le froid du mausolée

              Glacer la lyre sous ses doigts ?

 

 

 

Ad. PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique, scientifique en 1856.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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