L’égoïsme
par
Adrien PÉLADAN
Dieu est amour. L’homme est la ressemblance de Dieu. Quel pouvait être donc le précepte dominant donné au roi de la création, sinon d’aimer son Auteur et ses semblables ? Là se trouvent la loi et les prophètes, et par conséquent l’harmonie de la société, le trait d’union du fini à l’infini, du temps à l’éternité.
Ce suprême commandement de dilection, parmi tous les désordres qui l’enfreignent, n’en a pas de plus grand que l’égoïsme, ou mieux, les vices forment une chaîne dont le premier anneau est l’égoïsme.
« Voulez-vous savoir ce que c’est que l’égoïste ? a dit un sage de ce siècle, contemplez une armée en déroute, battue à la fois par la puissance des armes et par la rigueur de la saison : ce n’est plus cette réunion d’individus aussi courageux que dévoués, impatients de triompher, qu’un élan sublime conduit au but le plus glorieux ; ce n’est plus ce faisceau de volontés qui s’assujettissent au-même plan, qui obéissent au même signal ; c’est un amas confus d’hommes qui sont retombés dans leur personnalité, qui se replient sur eux-mêmes, qui ne connaissent plus ni compagnons ni chefs, qui s’abandonnent réciproquement, qui rejettent toute discipline, qui se livrent sans retenue au pillage et à tous les désordres de l’insubordination. Chaque soldat se croit seul, ou, pour mieux dire, s’isole de ses frères d’armes, pour n’obéir qu’à l’impulsion de sa cupidité. Rien n’est sacré pour lui toutes les fois qu’il s’agit d’étancher sa soif ou de satisfaire une faim désespérée.
» Rapprochez de ce tableau celui d’un naufrage au milieu des flots soulevés par une épouvantable tempête. Figurez-vous un vaisseau qui est depuis plusieurs jours le jouet des orages, et qui va se briser contre un rocher. Les vastes mers retentissent des cris superflus de tout l’équipage. Que peuvent quelques frêles planches contre tant d’abîmes entrouverts ? C’est alors que les dégradations du cœur humain offrent le spectacle le plus effrayant et le plus hideux. La famine se déclare : on n’entend plus la voix du capitaine ; des hommes si près de la mort osent même se tourner contre leur chef, et l’accuser du malheur commun : la rage et le désespoir les aveugle ; les passagers se battent ; on se dispute un fruit, un reste de pain. Un seul sentiment anime la troupe : celui de se conserver et de survivre pendant quelques instants à ses compagnons d’infortune. Le moi, l’horrible moi est prononcé par toutes les bouches. L’égoïsme se montre jusque dans les caresses que l’on prodigue à des marins étrangers qui viennent apporter des secours. »
Cette double peinture est pleine d’analogie avec la conduite des égoïstes au sein de nos villes et dans les situations ordinaires de la vie. Convives d’un festin, ils ne respectent ni l’étiquette ni les convenances ; ils se livrent à leur gloutonnerie, peu occupés si leur voracité absorbe à elle seule les mets les plus exquis. Dans la conversation, ils vous entretiennent de leur personne, de leurs incommodités, de leurs satisfactions. Aux récits des maux d’autrui, ils demeurent insensibles. Ils n’ont pas d’entrailles pour l’infortune. Ils sacrifient l’existence d’un homme aussi froidement que s’il s’agissait de la punition d’un forban. Leur règle, ce sont leurs besoins, leurs appétits.
Qu’ils se satisfassent, puis se débatte le reste.
L’égoïste, pour contenter ses désirs, deviendra dissimulé, hypocrite : il affectera des vertus qu’il n’a pas ; puis, arrivé à son but, il lèvera le masque, il est content. Pour lui le luxe, la bonne chère, toutes les commodités de l’existence ; peu lui importe ce qui n’est pas lui. Il ne s’attache ni à l’estime publique, ni à la reconnaissance. Sa mort ne sera point pleurée ; mais il ne vivra plus, il n’aura plus d’avidités à assouvir.
L’unité a beau être le principe qui constitue la force d’une nation, l’égoïsme se rit du patriotisme : il s’isole, il divise ; en d’autres termes, il sape, il démolit. Cet insensé pousse la folie si loin, qu’il se prive d’appui, qu’il s’enfonce sans amitié, sans guide dans le labyrinthe de la vie. Il est étranger au doux sentiment de la sympathie. Sa vieillesse est triste, maussade ; le passé est pour lui un vide, le présent un désert, et l’avenir le néant. Cette idolâtrie de soi finit par être un suicide moral. C’est bien, je pense, ce que l’Écriture veut dire par ce mot énergique : vae soli ! malheur à celui qui est seul !
Ouvrez l’histoire et faites la part des grandes actions, des sublimes dévouements, autrement des cœurs magnanimes et des égoïstes : ces derniers se nomment Hiéron, tyran de Syracuse, qui mettait les hommes à brûler dans un taureau d’airain ; Caligula, qui désirait une seule tête au peuple romain, pour le plaisir de l’abattre d’un seul coup ; Catilina qui méditait de brûler Rome ; les Ivan, les Christiern, les Henri VIII, les Couthon, les Simon Deutz. Les nobles cœurs, au contraire, sont ceux qui trouvent leur bonheur dans la félicité des autres : un Codrus, qui meurt volontairement pour assurer la victoire à son peuple ; un Aristide ne voulant pas d’un succès au prix d’une immoralité ; un Camille délivrant sa patrie ingrate pour toute vengeance ; Eustache de Saint-Pierre livrant sa personne pour le salut de ses concitoyens ; Belsunce, infatigable de charité au milieu des pestiférés de Marseille ; D’Assas, sacrifiant sa vie pour sauver le camp ; Affre, affrontant le feu des barricades où il tombe, pour mettre un terme aux horreurs d’une guerre fratricide.
« Il est des cas, dit Alibert, où l’égoïsme gagne et corrompt les hommes en masse ; tel est celui qui caractérise la décadence des sociétés ; c’est cet égoïsme qui a fait imaginer à quelques penseurs que l’intérêt personnel était l’unique mobile des actions humaines. Les lettres d’Atticus à Cicéron peuvent nous donner une idée du changement qui s’était opéré dans la manière de sentir des Romains. Au doux attachement pour la patrie avait succédé une insouciance pour la chose publique, fomentée par les principes d’Épicure, principes qui ne justifiaient que trop la mauvaise opinion que Caton avait de la philosophie des Grecs. »
Ce qui ruine les sociétés, ce qui les abaisse, c’est en effet l’égoïsme, sentiment destructeur de tous les élans de l’esprit. Combien donc ne sont pas funestes les exemples des hommes dont l’initiative aura entraîné leurs temps dans l’amour exclusif de soi ? Quel compte redoutable n’en doivent-ils pas à celui qui sonde les cœurs et les reins. Le sombre poète de la Divine Comédie trace ainsi le supplice des égoïstes dans le monde des douleurs éternelles : « Des flammes serpentaient entre une tombe et l’autre, et les embrasaient tellement, qu’aucun métier employant le fer ne le chauffe davantage. Tous les couvercles étaient soulevés, et il sortait des plaintes si amères, qu’on voyait bien que c’étaient des cris de malheureux et de torturés.... Tous les tombeaux seront fermés sur les coupables, quand ils reviendront de Josaphat avec les corps qu’ils ont laissés là-haut. De ce côté, ont leur cimetière Épicure et tous ceux qui font mourir l’âme avec le corps. »
C’est quand l’égoïsme règne en maître sur les hommes que la vénalité asservit les cœurs ; que l’or devient leur unique Dieu. Rome, corrompue par les richesses de l’Orient, entendit un jour un étranger qui s’éloignait de ses murs, après avoir impunément gagné un tribun et fait assassiner un de ses proches, disant : Ô ville vénale ! Tu périrais bientôt, si tu trouvais quelqu’un pour t’acheter.
Et notre âge n’est-il pas travaillé par cette soif ardente de l’or, qui semble ôter au plus grand nombre toute autre pensée ? Ne dirait-on pas, à voir la fièvre qui dévore nos temps, ce que Milton raconte des compagnons de Satan, à l’œuvre pour construire le palais de leur prince :
« À peu de distance s’élevait une colline dont le sommet terrible rendait, par intervalles, du feu et une roulante fumée ; le reste entier brillait d’une croûte lustrée ; indubitable signe que dans les entrailles de cette colline était cachée une substance métallique, œuvre du soufre. Là, sur les ailes de la vitesse, une nombreuse brigade se hâte, de même que des bandes de pionniers armés de pics et de bêches, devançant le camp royal pour se retrancher en plaine, ou élever un rempart. Mammon les conduit ; Mammon, le moins élevé de tous les esprits tombés du ciel, car dans le ciel même ses regards et ses pensées étaient toujours dirigées en bas, admirant plus la richesse du pavé du ciel, où les pas foulent de l’or, que de toute chose divine ou sacrée dont on jouit dans la vision béatifique. Par lui d’abord, les hommes aussi, et par ses suggestions enseignées, saccagèrent le centre de la terre, et avec des mains impies pillèrent les entrailles de leur mère, pour des trésors qu’il vaudrait mieux cacher. »
Égoïsme, voilà le mauvais conseiller des hommes ; charité, voilà leur protection.
C’est l’égoïsme qui pervertit les mœurs ; c’est la charité qui les purifie.
C’est l’égoïsme qui fait les mauvais citoyens ; c’est la charité qui enflamme tous les beaux caractères.
C’est l’égoïsme qui séduit l’innocence et qui abandonne le fruit de ses coupables amours ; c’est la charité qui recueille les créatures délaissées.
C’est l’égoïsme qui inspire Babeuf et Lacenaire ; c’est la charité qui anime Vincent-de-Paul et Fénelon.
C’est l’égoïsme qui parle dans les blasphèmes des Libres-penseurs ; c’est la charité qui met sa parole sur la lèvre des narrateurs vertueux.
C’est l’égoïsme qui excite la spéculation sans respect pour la morale ; c’est la charité qui pratique l’industrie honnête.
C’est l’égoïsme qui égare dans la nuit de toutes les passions méprisables ; c’est la charité qui allume dans les âmes toutes les ardeurs qui rendent les nations puissantes et les hommes heureux !
Ô vous, qui reconnaissez combien notre siècle se métallise, combien il s’incline vers la terre, qui n’est que boue, et regarde peu les collines éthérées où tout est lumière et parfum, élevez vos cœurs vers ces régions de l’amour, et dites au reste de vos frères qu’ils périront s’ils n’élèvent aussi leur regard et leur esprit.
SURSUM CORDA
Adrien PÉLADAN.
Paru dans La France littéraire,
artistique, scientifique en 1856.