L’espérance plus que tous les biens

 

LE PÈRE ET LE JEUNE ENFANT.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adrien PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On était dans la saison des froids, alors que le soleil ne luit qu’à de rares intervalles, que les frimas et les brouillards glacés introduisent dans la demeura du pauvre un hôte cruel, le dénuement, né de l’inclémence des hivers.

Il y avait, sous les toits des nécessiteux, malgré la vigilance de la charité, plus d’un foyer sans feu, plus d’une table de sapin sans aliments.

Dans un de ces réduits écartés, que la bienfaisance ignorait, se trouvaient un père et son jeune enfant. Ils étaient l’un et l’autre pâles et défaits sur le grabat où ils endormaient leur misère, pour se réveiller bientôt en face d’une affreuse privation.

On connaissait, à la noble physionomie de cet homme à peine dans l’âge mûr, qu’il n’avait pas toujours été dans la même détresse. L’enfant, qui n’avait pas douze ans, était d’une candeur angélique.

– Mon père, se prit-il à dire, je vais encore vous désoler ; mais j’ai faim et j’ai froid. Ne nous reste-t-il plus un peu de pain pour nous ranimer, un peu de bois pour réchauffer nos membres engourdis ?

– Et l’infortuné, avec l’accent d’une angoisse inexprimable quoique résignée : Mon fils, j’ai livré, il y a deux jours, les dernières nippes qui nous restaient. J’en ai acheté les faibles provisions que nous avons épuisées depuis hier, et comme c’était la dernière ressource que nous avions, j’entrai dans le temple, comme pour faire connaître à Dieu de plus près nos besoins et l’extrémité où nous nous trouvons.

– Et vous êtes revenu avec l’espérance, et pourtant cette espérance a été vaine.

– Ne blasphémons pas, mon fils ; le ciel donne souvent en un instant ce qu’il a refusé pendant de longs jours.

– Encore une journée et quel sera notre sort, dans une ville où nous ne connaissons personne, où la dernière lueur de salut s’est éteinte pour nous ?

– Le prophète expirant était tombé dans sa course sur le sol aride du désert, quand un ange lui apporta de la nourriture.

– Vous avez une foi bien vive, mon père.

– Et comme la foi est la sœur aînée de l’espérance, je ne puis penser que l’une et l’autre nous laissent ainsi mourir sans nous donner une marque sensible de leur protection.

– Vous aviez des biens, vous les avez perdus ; une industrie, elle a été emportée par le vent des vicissitudes ; des créanciers avides autant qu’ingrats vous ont dépouillé de vos moindres possessions. Vous vous êtes volontairement dessaisi de tout ce qui vous restait, et quand cette troupe d’oiseaux de proie, qui tous ont reçu des services de vous, ont été satisfaits, ils ne vous ont plus regardé que comme un homme frivole qu’il fallait fuir, parce qu’il ne possédait plus rien.

– Oui, mon fils, et chez aucun d’eux je n’aurais pas trouvé le crédit d’une obole ; et la foule ignorante, confondant l’homme de bien appauvri avec le misérable intrigant que ses dilapidations ont ruiné, ne s’est plus souvenue des sacrifices que j’avais fait pour elle dans les moments difficiles.

– Il y a des existences cruellement tourmentées, et il n’en est pas de plus désolée que la vôtre.

– Oh ! encore si nous n’avions pas perdu votre mère !

Et le père et l’enfant confondirent leurs larmes à ce mot, et s’étreignirent ainsi longtemps.

– Quelle mère le ciel m’avait donnée, reprit l’enfant !

– Elle nous voit de Là-Haut, et son intercession ne nous manquera pas. Femme héroïque ! Elle était d’une santé frêle ; tant de secousses l’ont brisée comme une tendre fleur effeuillée par un souffle de tempête. Quel héroïsme cependant que le sien ! Ni le naufrage du bâtiment qui compromit d’abord nos affaires, ni l’inondation qui ravagea nos propriétés, ni les exigences injustes de ceux qui nous ont réduits à la pauvreté, ne lui ont arraché de murmure. Elle avait des paroles pour nous encourager, pour nous consoler.

– Mon père, vous aviez encore la croix en or qu’elle vous remit à son dernier soupir ; ce gage vénéré, s’il faut absolument vous en servir...

– Vendue, mon cher enfant, vendue !... Oh ! en me séparant de ce souvenir adoré, j’ai vu mourir une fois de plus mon incomparable épouse.

– Et vous n’avez pas trouvé, dans cette grande cité, à utiliser votre amour pour le travail, votre aptitude pour diverses directions de commerce ou d’industrie !

– Sans appui, que trouve-t-on de nos jours ? Puis un homme ruiné est une sorte de paria que tout le monde repousse. Parce que plusieurs ont mérité un sort pareil, l’honnête homme malheureux leur est assimilé, et nulle part il ne trouve bon accueil.

– Vous comptiez finalement sur un homme à qui vous aviez fait autrefois une position dans le monde, en lui prêtant de l’argent. Il sembla plus tard mal réussir dans ses opérations, et vous renonçâtes à lui réclamer vos avances. Il est maintenant puissant et riche, et il a nié vous devoir, et il a refusé toute transaction.

– J’avoue qu’après une déception semblable, après une dureté aussi monstrueuse, j’ai tremblé d’être obligé de tendre la main, pensée mortelle et à laquelle je ne puis me résoudre.

– Ce sera moi, mon père... je sors...

Et le père prit encore son fils entre ses bras et le pressa avec amour.

– Enfant ! enfant ! je vous dis que Dieu est bon, et qu’ayant fait tout ce qu’il est humainement possible d’accomplir pour vaincre l’adversité, le Ciel doit enfin se manifester. Quand j’étais opulent, j’aimais, je soulageais les déshérités de biens. Nous sommes dénués de tout aujourd’hui, pourrions-nous être délaissés jusqu’à la fin ?

– Je suis jeune, bien jeune, mon père ; mais à votre école j’ai grandi avant l’âge. Toutes vos paroles, toute votre conduite n’ont cessé d’élever mon esprit. Combien est applicable à notre situation présente l’allégorie que vous m’avez donnée à apprendre avant l’accomplissement de nos malheurs : « Il est dans le ciel une puissance divine, compagne assidue de la religion et de la vertu. Elle nous aide à supporter la vie, s’embarque avec nous pour nous montrer le port dans les tempêtes, également douce et secourable aux voyageurs célèbres et aux passagers inconnus. Quoique ses yeux soient couverts d’un bandeau, ses regards pénètrent l’avenir. Quelquefois, elle tient des fleurs naissantes dans sa main, quelquefois une coupe pleine d’une liqueur enchanteresse. Rien n’approche du charme de sa voix, de la douceur de son sourire ; plus on avance vers le tombeau, plus elle se montre pure et brillante aux mortels consolés, La Foi et la Charité lui disent : ma sœur, et elle se nomme l’Espérance. »

– Mon fils, dans toute ma détresse, vous êtes pour moi une grande consolation ; et si vous êtes le seul objet qui m’attache encore à la vie, je n’en suis que plus confiant dans l’appui de la Providence, qui ne saurait ainsi oublier l’innocence et la bonne volonté abandonnées par le plus petit succès.

– Ma tendre intelligence a de la peine à saisir l’élévation des rapports que vous me révélez : je le vois cependant, une confiance comme la vôtre n’a rien de vulgaire, rien de rétréci, et tout ce qui est grand pénètre jusqu’à la source de tout pouvoir, à Dieu. Le désir en vous est le père de la puissance ; quiconque désire fortement obtient. La puissance habite auprès de la nécessité, a dit un sage, et le Christ a ajouté : celui qui met en moi son espoir ne périra point. L’espérance est donc un génie ; il a la virilité qui enfante, l’énergie qui résiste aux obstacles, c’est, à certains égards, un Josué qui commande, quoiqu’avec plus de lenteur, à la lumière de se prolonger à l’horizon. – Ces maximes, mon père, vous me les avez dites souvent. À présent je voue les répète, et je les crois, parce que vous les réalisez.

– L’auteur de l’allégorie que vous avez citée, mon ami, a écrit encore : « L’espérance offre en elle-même un caractère particulier : c’est celui qui la met en rapport avec nos misères. Sans doute elle fut révélée par le ciel, celle religion qui fit une vertu de l’espérance ! Cette nourrice des infortunés, placée auprès de l’homme, comme une mère auprès de son enfant malade, le berce dans ses bras, le suspend à sa mamelle intarissable, et l’abreuve d’un lait qui calme ses douleurs. Elle veille à son chevet solitaire, elle l’endort par des chants magiques. N’est-il pas surprenant de voir l’espérance, qu’il est si doux de garder, et qui semble un mouvement naturel de l’âme, de la voir se transformer, pour le chrétien, en une vertu rigoureusement exigée ? En sorte que quoi qu’il fasse, on l’oblige de boire à longs traits à cette coupe enchantée, où tant de misérables s’estimeraient heureux de mouiller leurs lèvres. Il y a plus (et c’est ici la merveille), il sera récompensé d’avoir espéré, autrement d’avoir fait son propre bonheur. Le fidèle, toujours militant dans la vie, toujours aux prises avec l’ennemi, est traité par la religion dans sa défaite comme ces généraux vaincus que le sénat romain recevait en triomphe par la seule raison qu’ils n’avaient pas désespéré du salut final. Mais si les anciens attribuaient quelque chose de merveilleux à l’homme que l’espoir n’abandonne jamais, qu’auraient-ils pensé du chrétien qui, dans son étonnant langage, ne dit plus entretenir, mais pratiquer l’espérance ? »

– Oui, mon père, c’est dans ces principes divins que vous puisez votre grandeur d’âme ; mais le doute d’être secouru ne vous assaille-t-il jamais ; car, encore quelques heures.... Puis vous êtes tombé de si haut, vous êtes réduit à...

– Mon bien-aimé, il n’est pas donné à l’homme de ne pas craindre. Dieu même peut quelquefois exiger des sacrifices d’autant plus douloureux qu’ils sont complets, la terre ayant besoin de racheter beaucoup de crimes, et la justice infinie admettant la réversibilité de satisfaction. S’il le faut, j’accepte la plénitude de l’immolation, sachant que la rémunération est ailleurs. Est-ce à dire pour cela qu’une angoisse accablante ne me déchire pas de ses mains d’acier ? Mon fils, mon cher fils, je souffre toutes les tortures qui puissent écraser un homme ; mais je ne m’abandonne pas au désespoir, qui est le ministre de Satan ; le devoir me dit : Espère, espère encore, espère toujours. Et j’espère, aimable enfant.

Cet entretien avait eu lieu au demi-jour d’un clair de lune, pendant une nuit d’insomnie.

Le père et l’enfant se turent, et comme épuisés par la faim et par les émotions qu’ils venaient d’éprouver, ils tombèrent plutôt qu’ils ne s’inclinèrent sur la couche de paille où ils étaient assis auparavant.

Se relèveront-ils les pauvres délaissés ? Le soir du même jour, la lune en se levant ne viendra-t-elle pas de sa pâle clarté éclairer deux cadavres ?

En ce moment l’aube blanchit le châssis disjoint de la mansarde. Un trait de lumière tombe sur le visage des infortunés.

On frappe à la porte. Un homme entre, c’est le créancier du malheureux père, qui vient lui restituer sa dette avec la capitalisation des intérêts.

Le remords avait vaincu le méchant.

L’espérance avait pris pitié de tant de vertu.

SURSUM CORDA.

 

 

Adrien PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique, scientifique en novembre 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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