La vérité

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adrien PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a une vérité : les mondes dans l’étendue des cieux, l’océan dans les transports ou dans le calme de ses vagues, l’aquilon dans la forêt, la foudre dans la nue, le lion rugissant dans les sables du désert, la fleur sur sa tige, l’oiseau sous la feuillée, l’agneau dans la prairie, le ruisseau dans son lit de mousse, tout annonce, tout proclame, tout bénit la vérité. Cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part, le soleil illuminant l’espace, n’est qu’une pâle image de son universalité.

L’homme seul, quand il est égaré par l’orgueil, quand il est dominé par les inclinations perverses, quand il divorce avec la sagesse incréée, pour faire sa compagne de l’imposture, ose nier la vérité, ou tout au moins la reléguer dans l’oubli.

Aux clartés immatérielles de ce flambeau, les mystères s’éclaircissent, les problèmes insolubles à notre raison privée s’expliquent, l’horizon de notre planète se nettoie, et la débilité de la créature plonge un regard satisfait dans l’immensité que le Créateur inonde de sa puissance. Ôtez ce phare lumineux, directeur des marches de l’humanité, et celle-ci perd aussitôt sa route ; elle erre de confusion en confusion et se heurte violemment sur les écueils qui hérissent la mer du temps.

Sauvegarde perpétuelle de la société, la vérité est le constant asile de ceux qui n’en ont point. Elle est le repos des âmes que l’adversité secoue. Elle est une coupe de miel à jamais tendue à la lèvre saturée d’amertume.

Perfection qui vivifie, bonté qui console, secours qui fortifie, la vérité se révèle dans tous les temps et dans tous les lieux, à la bonne volonté qui la cherche. S’il en était autrement, l’existence, qui est un bien, un exil qui mène à la patrie, mériterait la qualification que lui donne quelque part un blasphémateur célèbre : une amère dérision.

Pauvres mortels, qui cheminons tristement ici-bas, tombés, un jour, des sublimes hauteurs du ciel, sur ce globe où ne règne qu’un jour si faible, où l’air manque à nos poitrines haletantes, que serions-nous, privés des bienfaits de cette ambassadrice du Christ ?

N’est-ce pas cette reine surnaturelle des cœurs aimants et sensibles, qui a des accents remplis de larmes, pour dire avec nous l’élégie de la désolation, pour gémir avec nos plaintes, pour souffrir avec nos maux ? N’est-ce pas cette sœur immortelle de l’espérance, qui après avoir dilaté notre sein que la douleur oppressait, nous réconforte pour le reste du voyage de nos jours, nous procurant une paix intime, avant-goût d’une paix inaltérable à laquelle son aménité nous convie.

Perpétuelle manifestation du Très-Haut, la vérité, a dit un grand génie : « se présente à tous les esprits, mais en même temps, elle est au-dessus de tous. Que les hommes tombent dans l’erreur, la vérité subsiste toujours. Qu’ils profitent, ou qu’ils oublient, que leurs connaissances croissent ou décroissent ; la vérité n’augmente, ni ne diminue. Toujours une, toujours immuable, elle juge de tout, et ne dépend du jugement de personne. – La vérité est une Reine qui habite elle-même et dans sa propre lumière, laquelle par conséquent est elle-même son trône, elle-même sa grandeur, elle-même sa félicité. »

Ainsi la vérité, quand l’univers s’éveilla à la place du néant, était ce qu’elle a été dans la suite des âges, ce qu’elle est à l’heure du présent, ce qu’elle sera dans l’avenir le plus reculé, l’inévitable témoin, le juge rémunérateur et vengeur du crime et de la vertu, recueillant pour les aires de l’Éternité, les moissons marquées par la justice infinie, et rejetant pour le gouffre des châtiments, les fruits du démérite et de la méchanceté.

Cet enseignement magnifique n’est pas seulement celui de la révélation, mais il est encore la leçon suprême de l’histoire, et ce que nous pourrions nommer la logique des faits. Collez plutôt votre oreille sur la pierre du sépulcre où dorment les peuples mémorables, et la vérité qui est présente au fond même du trépas vous apprendra que le seul abandon de ses préceptes, rompant les digues protectrices de la prospérité des nations, a déchaîné ces cataclysmes qui ont effacé du sol des cités grandes comme des provinces, abaissé les royaumes, déplacé la civilisation.

Peuples comme individus sont donc assujettis à une loi commune, le respect de la vérité : qu’ils enfreignent le formidable décret, et ils appellent rigoureusement l’expiation sur eux. L’expiation ! nom terrible qui résume en lui les soixante siècles des annales universelles.

Heur ou malheur, c’est à choisir pour les mortels, selon qu’ils disent à la vérité : tu seras notre arbitre ; ou qu’ils se livrent à la servitude de l’erreur. Voyez la pentapole du lac Asphaltite : elle avait comblé la mesure de la dépravation, et comme s’exprime l’auteur des Orientales :

 

          Le feu fut sans pitié ! pas un des condamnés

      Ne put fuir de ces murs brûlants et calcinés.

                 Pourtant ils levaient leurs mains viles,

      Et ceux qui s’embrassaient dans un dernier adieu,

      Terrassés, éblouis, se demandaient quel Dieu

                 Versait un volcan sur leurs villes.

 

Ouvrez la Bible : Jérémie prophétise ainsi sur Ninive : « Ô Ninive ! Il monte vers toi, celui qui doit déraciner tes murs : il monte, et le souffle de sa colère te frappe au visage. Surveille tes routes, prends les armes, rassemble tes forces, car le Seigneur va punir l’insolence des ennemis d’Israël et de Jacob. Je vois les épées qui brillent, les lances qui étincellent, les soldats percés de coups, et cette ruine immense. Pillez l’argent, pillez l’or ; les richesses de Ninive sont infinies. Ninive est détruite ! Elle est renversée ! Tous les cœurs sèchent d’effroi, les genoux tremblent, les corps défaillent, lei visages sont livides et défigurés. »

Maintenant c’est Amos parlant aux peuples oublieux de la foi :

« Malheur à vous qui dormez sur des lits d’ivoire, et qui employez en débauches le temps du sommeil ! Malheur à vous qui accordez vos voix aux sons de la lyre, comme si vos prospérités étaient éternelles... Pendant trois mois axant la moisson, j’ai arrêté la pluie, et vous n’êtes pas revenus à moi !.... Je vous ai envoyé un vent brûlant, j’ai frappé du glaive vos jeunes guerriers, et l’ennemi a emmené vos cavales. De tous ces maux vous êtes sortis comme le bois qu’on retire du feu à demi consumé. Et cependant vous n’êtes pas encore revenus à moi. Mais me voici, moi qui fais le tonnerre et qui crée les vents et les nues ; moi qui marche sur la cime des monts, qui du matin fais le soir, du jour la nuit ; moi qui brise les forts. Ah ! cherchez le Seigneur et vous vivrez. »

« Maître, disait plus tard le pilote de Genséric à ce chef des barbares, déjà embarqué pour une expédition maritime, sans savoir le climat vers lequel il allait cingler, à quel peuple veux-tu porter la guerre ? – A ceux-là, répondit le vieux Vandale, contre qui Dieu est irrité. » Alaric marchait vers Rome : un ermite barre le chemin au conquérant ; il l’avertit que le ciel venge les malheurs de la terre.... Je ne puis m’arrêter, dit Alaric ; quelqu’un me presse et me pousse à saccager Rome. »

« Une biche ouvre le chemin aux Huns à travers les Palus-Mœotides, et disparaît. La génisse d’un pâtre se blesse au pied dans un pâturage ; ce pâtre découvre une épée cachée sous l’herbe ; il l’apporte au prince tartare : Attila saisit le glaive, et sur cette épée, qu’il appelle l’épée de Mars, il jure ses droits à la domination du monde. Il disait : « L’étoile tombe, la terre tremble ; je suis le marteau de l’univers... » Il mit lui-même parmi ses titres le nom de Fléau de Dieu, que lui donnait la terre. » (CHATEAUBRIAND.)

On le remarque, à toutes les époques, sous les diverses latitudes, toujours et partout : « Ce long enchaînement des causes particulières qui font et défont les empires, dépend des ordres secrets de la divine Providence. Dieu tient, du plus haut des cieux, les rênes de tous les royaumes ; il a tous les cœurs en sa main ; tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain.... Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugements, selon les règles de ses jugements, selon les règles de sa justice toujours infaillible. » (BOSSUET.)

Sur quelque témoignage écrit ou traditionnel que nous tombions ; quel que soit le peuple des annales duquel nous ôtions la poussière ; il nous est démontré que si tel ou tel fléau désole telle ou telle contrée, c’est que la main préservatrice de la Vérité, qui est la main du Très-Haut, s’est retirée de la garde de ces régions.

Que la fièvre du lucre s’empare d’un siècle et l’asservisse à la religion de l’argent, que les sophistes soient en crédit, que les libres penseurs donnent cours à l’empirisme de leurs déclamations, que l’indifférence pétrifie les consciences, que l’art cesse de contempler les types de ses créations hors de la Vérité, qui est la splendeur du beau ; et bientôt, bientôt les nations ainsi partagées seront aussi impuissantes à fournir leur marche glorieuse à travers les âges qu’il serait impossible aux ingénieurs et aux architectes d’asseoir une ville sur les vagues marines.

Il y a dans le paradis un séraphin qui se tient debout à la droite du Verbe, dont il est la plus pure émanation et le premier messager. Les six ailes d’or fin et d’azur dont il se couvre symbolisent la rapidité avec laquelle il transmet les ordres souverains. Nul regard terrestre ne soutiendrait l’éclat de sa face. Un sourire ineffable est sur ses lèvres. De ses mains s’échappent constamment des fleurs odoriférantes. Ses pieds exhalent un parfum de myrrhe. Une balance qu’un cheveu ferait osciller est devant lui. Il y pèse les intentions et les actes. N’avez-vous pas reconnu l’ange de la vérité ?

Par un effet de la toute-puissance, il réjouit sans cesse de sa beauté les milices d’En-Haut et se manifeste en même temps à la terre. Il plane sur les tabernacles de nos temples, et y perpétue les oracles du Sinaï, du Thabor, du Golgotha. Il soutient la patience du savant livré à de sérieuses investigations. Il monte la lyre du poète, il échauffe l’esprit de l’artiste. Il indique sa voie au penseur de bonne foi. Il accompagne l’homme de bien ; il est, en un mot, ici-bas, le régulateur de la vie de l’esprit, sans laquelle la vie du corps n’est qu’un aveugle tâtonnant au bord de gouffres sans fond.

Sans la vérité « nous sommes, comme parle Pascal, dans un milieu vaste, toujours incertains et flottants entre l’ignorance et la connaissance, et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle et échappe à nos prises ; il se dérobe et fuit d’une fuite éternelle, rien ne le peut arrêter. C’est notre condition naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir d’approfondir tout, et d’édifier une tour qui s’élève jusqu’à l’infini. Mais tout notre édifice craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes ! »

Et maintenant, pour terminer ces prolégomènes, que dirons-nous à nos temps si oublieux des croyances, si attiédis dans leur amour de la vérité, si vivement poussés vers les bouleversements par les souffles de l’indifférence et de l’égoïsme ? Nous leur dirons le mot véhément qui sert de titre à ce livre de l’âme, et dans la force duquel se trouve la virtualité de toutes les rénovations sociales :

SURSUM CORDA

 

Adrien PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique, scientifique en 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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