Mon premier livre

 

 

Il tiendrait tout entier dans ma main refermée,

Avec ses bords glacés, sa couverture aimée,

              Vert tendre sous un dessin d’or :

Deux coqs sur leurs ergots s’y déclarent la guerre,

Le cou tendu, l’œil fier, pleins d’ardeur sanguinaire,

              Cherchant à prendre leur essor.

 

Ne vous étonnez pas si j’en ai souvenance :

C’était mon premier livre... Au printemps de l’enfance,

              C’est là que j’épelai mes mots.

C’était un prix, un prix de sagesse peut-être :

J’avais six ans à peine, alors que le vieux prêtre

              En récompensa mes travaux.

 

Qu’il était beau, ce livre à la tranche glacée !

Quel monde il entr’ouvrait à ma jeune pensée,

              Plein de parfums et de rayons !

De quoi me parlais-tu cependant, petit livre ?

Me disais-tu déjà qu’il était doux de vivre

              Et que tous les êtres sont bons ?

 

Y voyait-on des chœurs d’anges aux grandes ailes

Voltiger en chantant les gloires éternelles,

              Au milieu de l’azur des cieux ?

Ou les mille splendeurs des contes d’Arabie,

Ou les brillants exploits, la naissance et la vie

              Des héros et des demi-dieux ?

 

Non, c’était une histoire, une bien simple histoire,

Une histoire d’enfant.... Ah ! jamais la mémoire

              N’en pourra sortir de mon cœur !

« Bethléem ! » tel était son nom. – Dans la Lorraine,

En hiver, à Noël, se déroulait la scène,

              Dans sa pure et douce candeur.

 

Dans la cour, des enfants jouaient avec la neige.

Seul, un petit garçon, loin du joyeux cortège,

              Dans un coin retiré, songeait ;

Il songeait... C’est si bon, un pot de confitures,

Un brillant jus de pourpre et de cerises mûres !

              Des yeux, Léonce les mangeait.

 

Car le petit gourmand avait pour nom Léonce.

Vous comprenez déjà ce que la chose annonce :

              À la confiture il toucha ;

Et puis, quand il fallut fêter les petits frères,

Des fruits et de leur jus on ne vit que les pierres.

              Alors la maman se fâcha.

 

On chercha le coupable, et Léonce, en silence,

Laissa les noirs soupçons peser sur l’innocence

              De ses petits amis en pleurs.

Oh ! le vilain garçon ! Les pauvres petits frères,

Combien je les plaignais ! Quelles larmes amères

              Je versais, moi, sur leurs douleurs !

 

Mais le matin suivant, voilà donc qu’au théâtre,

Alors qu’on faisait voir à la troupe folâtre

              La naissance du doux Jésus,

Un pandour, mannequin à la moustache noire,

Dévoila devant tous la véritable histoire :

              Et Léonce ne vola plus !

 

Telle était, en un mot, la légende enfantine ;

Mais, qu’à mes yeux alors, elle semblait divine,

              Et comme elle enivrait mon cœur !

D’où vient donc qu’aujourd’hui que je connais le monde,

Je sens comme un frisson d’émotion profonde,

              En songeant au petit voleur ?

 

D’où vient que quand je prends en main ce petit livre,

Il me semble exhaler un parfum qui m’enivre,

              Comme un doux zéphyr du printemps ?

D’où vient qu’en relisant cette naïve histoire,

Je sens se réveiller la confuse mémoire

              De souvenirs d’un autre temps ?

 

Oui, je revois encor la chambre de l’école,

Avec ses grands bancs noirs et sa blanche console,

              Couverte de livres dorés ;

Et nos parents riant en secouant la tête,

Et nous, petits enfants, dans nos habits de fête,

              Avec nos grands yeux effarés.

 

Ah ! que nos cœurs battaient, quand, dans sa robe noire.

Le prêtre s’avança vers le jeune auditoire

              Et s’assit dans le grand fauteuil !

Et quand, aux yeux de tous, il s’en vint en personne

Poser en souriant la brillante couronne

              Sur notre front rouge d’orgueil !

 

Mon Dieu, quel chaud rayon tombait de la fenêtre !

Comme un soleil divin faisait tout apparaître

              Dans un brouillard d’or à nos yeux !

Comme nos mains tremblaient en prenant les beaux livres !

Comme nous avancions, rougissant et comme ivres,

              La couronne sur nos cheveux !

 

Ô livre, sois béni pour ces douces pensées !

Par toi, je vis encor de mes heures passées ;

              Par toi, je redeviens enfant !

Sur mon front assombri de tant de noires choses,

Tu viens poser encor la couronne de roses

              Et comme un nimbe triomphant !

 

Car c’est toi qui m’ouvris les plaines lumineuses

Où la pensée étend ses ailes orgueilleuses,

              Et plane sur la vérité !

Tu réunis les jours de la première enfance

Aux jours plus recueillis de l’enfance qui pense,

              Le rêve à la réalité !

 

Oh ! oui, mon premier livre, ô mon livre, je t’aime,

Comme on aime en hiver la fraîche chrysanthème,

              Comme on aime un phare en la nuit !

Tu rends de purs rayons à tout ce qui me touche,

De l’or à mes cheveux, le sourire à ma bouche,

              Et la jeunesse à mon esprit !

 

 

 

Hermann PERGAMENI, Poésies.

 

 

Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi

par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,

professeur à l’Université de Liège, 1874.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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