La redoute d’Ordon

 

 

On nous a fait cesser le feu.

                                                  Noirs et sauvages,

Comme la mer étend ses immenses rivages,

Les canons ennemis s’alignent à l’entour.

Accroupie en un vol arrêté de vautour.

L’armée a reployé l’une de ses deux ailes,

Découvrant à nos yeux un frisson d’étincelles,

Baïonnettes piquant le noir des bataillons,

Et là-dessous, dans un triomphe de rayons,

Les étendards gonflés d’un souffle de tuerie

Guident le menaçant torrent d’infanterie,

Qui s’écoule, boueux et noir, sous ces clartés.

 

En face, – on voit ainsi les récifs écartés

Dressant contre le ciel leur orgueil solitaire

Solennels et plus près du ciel que de la terre, –

La redoute d’Ordon, comme un écueil vengeur,

S’élève, nette, étroite, en sa froide blancheur,

Et, de ses six canons faisant gémir les âmes,

S’enveloppe parfois de fumée et de flammes,

Crachant l’obus, soufflant le tonnerre et l’éclair,

Dialogue effrayant de la poudre et de l’air.

Au sein des assaillants la mitraille se rue.

Creuse des houles, fait onduler la cohue,

Rugit et pousse les cadavres hors des rangs.....

..... Et l’ange de la mort plane sur les mourants.

 

                                             *

                                         *     *

 

                D’où viennent-elles ces armées

                Et quelle main les a semées,

                Ces troupes sombres de héros ?

                Où donc es-tu, roi des batailles ?

                Ô maître de nos funérailles,

                Nous voulons voir tous nos bourreaux.

 

                Sans doute que, dans la mêlée,

                Ton épée ardente, étoilée,

                Guide leurs cœurs extasiés

                Et ta poitrine large et fière,

                Avancée en pleine lumière,

                Sert de cible à nos obusiers.

 

                Mais non. Ton peuple nous écrase,

                Tu jettes sur nous le Caucase,

                Le canon, monstre aveugle et sourd,

                Tous tes barbares dont la horde,

                Comme un fleuve sur nous déborde.....

                Mais tu trembles dans Pétersbourg !

 

                Et pour te venger à distance,

                Pour nous frapper de ta sentence,

                Il aura suffi d’un coup d’œil :

                Entends rouler, ô ma patrie !

                Les chariots de Sibérie

                Sur les cœurs des mères en deuil.

 

                Jetez donc, ô tortionnaires

                Nos corps révolutionnaires

                En pâture aux vols de corbeaux ;

                Peuplez vos mines obscurcies...

                Ô tzar de toutes les Russies,

                Tu vas régner sur des tombeaux !

 

                Tout un empire te révère

                Et sous ton knout, sceptre Sévère,

                Tremble du Niémen à Khiva ;

                Dieu du mal, puissance apocryphe,

                Tu prends à Lucifer sa griffe

                Et son tonnerre à Jéhovah !

 

                Ah ! Devant ces deuils et ces larmes,

                Lève-toi, mère de nos armes,

                Et d’un front royal avili

                Arrache, ô sainte Varsovie,

                La couronne que t’a ravie

                Le sanglant fils des Vasili !

 

                                             *

                                         *     *

 

Cependant, la redoute est prise ; les tranchées,

Pleines de terre et de fascines arrachées,

Semblent vivantes sous les pas des assaillants ;

Et la blanche redoute aux feux étincelants,

Fléchit sous les efforts sa crête régulière,

Insecte dévoré par une fourmilière,

Volcan mort. Est-ce donc que le dernier canon

S’est écroulé, la gueule au fond du sable ? Non,

À défaut du canon, le fusil se réveille ;

Aujourd’hui les fusils ont fait ici merveille

Et le grand-duc serait, comme jadis, content

De les passer encore en revue ; et pourtant,

Les fusils maintenant sont inutiles. Certe,

C’est une triste chose et qui vous déconcerte,

Lorsqu’on a combattu sans arrêt ni repos,

Au milieu du frisson auguste des drapeaux,

Le visage noirci de poudre et de fumée,

Joyeux de se sentir l’épaule bien armée,

Les yeux clairs, le regard haineux, l’oreille au guet

Des ordres que le chef sans cesse prodiguait,

Et que le grondement s’apaise et qu’on s’arrête

Parce que l’on n’a plus une cartouche prête.....

Meurs, soldat inutile, et meurs la rage au cœur

D’être foulé vivant aux pieds de ton vainqueur ;

Car c’est lorsqu’on la sent qui vous ronge et chemine,

Que l’on sent encor mieux l’horreur de la vermine.

 

L’épée en main, sur la redoute Ordon paraît.

Il est environné d’une flamme : on dirait

Qu’il brandit des éclairs ; il court ; puis il s’élance ;

La poudrière est là sous ses pieds : un silence

Enveloppe soudain les choses, solennel.

Alors une lueur énorme emplit le ciel ;

Dans un fracas d’obus, de murailles, de poudres,

On eût dit que la terre, enfantant mille foudres,

Déchirait en hurlant ses entrailles. Ce fut

Un cratère s’ouvrant soudain. Sur leur affût,

Les canons affolés, avec des bonds obliques,

Firent gémir d’effroi leurs âmes métalliques ;

Puis le sable, sur ce massacre enseveli,

Retomba lentement, comme un linceul d’oubli.

 

                                             *

                                         *      *

 

Et maintenant, ô Tzar, contemple ton armée ;

               Viens voir ces bataillons épais !

La terre doucement sur eux s’est refermée,

               Les berçant dans la même paix.

C’est la première fois qu’ils dorment côte à côte,

               Ton empire et sa vanité

Ne réveilleront plus leur âme déjà haute

               Dans son rêve d’éternité.

Pour la première fois, en vain tu les appelles,

               Ils resteront sourds à ta voix,

Les yeux fermés, l’oreille insensible, rebelles

               Au Tsar pour la première fois.

Et toi, qui les unis dans une paix durable,

               Bénissant leurs corps déjà froids,

Étends sur ces martyrs ton aile secourable,

               Ô Mort plus forte que les rois !

Ils sont, dans un sommeil qui ferme leurs paupières

               Et couchés sous le sol mouvant,

Retombés dans un tout qui des corps et des pierres

               Fait de la cendre pour le vent.

Déjà la vie ardente a repris dans la plaine,

               L’herbe monte dans les fossés ;

Mais l’âme d’Ordon vole et plane, pure haleine,

               Sur les décombres effacés.

Dieu l’a, pour un exemple éternel, désignée,

               Elle est l’âme de ces débris,

Car la destruction est sainte et la cognée

               Est faite pour les troncs pourris.

Dieu dit : être, et Dieu dit : périr. Loi salutaire !

               Et quand les tyrans triomphants

Auront à leur merci réduit toute la terre

               Comme un jouet pour des enfants ;

Lorsqu’ils auront traqué la liberté surprise

               Dans un suprême hallali,

Alors Dieu, travailleur formidable qui brise

               Un labeur informe accompli,

Las de l’avortement de toute sa journée,

               Las de crimes, las de pardon,

Fera sauter enfin la terre gangrenée,

               Comme la redoute d’Ordon !

 

 

 

Jules PERRIN.

 

D’après Adam Mickiewicz.

 

Paru dans le Bulletin polonais littéraire,

scientifique et artistique en 1888.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net