L’aigle royal
À M. de M.
Lorsqu’un aigle blessé, frémissant et hagard,
Tout sanglant, peut encor remonter à son aire,
Et glapir, et fixer, sans baisser le regard,
Le soleil au zénith ou le feu du tonnerre ;
Les bergers des hauts monts, qui l’ont frappé de loin,
Savent bien que la mort n’a pas rompu son aile,
Qu’il vit, et qu’il est temps de veiller, arme au poing,
Sur les troupeaux lâchés parmi l’herbe nouvelle.
Car, pour guérir son mal, à coups de bec profonds,
L’aigle, en poussant des cris, a fouillé sa blessure,
Et, farouche, a senti s’enflammer sous les plombs.
Sa haine contre l’homme et sa traître nature.
Son ongle a déchiré toute chair en travail.
Puis, le brillant soleil a fait sécher les plaies :
Et, maintenant, dressé comme un épouvantail,
Son œil noir scrute au loin l’épaisseur des futaies.
Il a tout oublié : sa blessure et son mal,
Son aire, ses petits, l’amour et ses chimères ;
Hormis qu’il faut lutter dans ce combat fatal
Qu’est la vie ; il n’a plus que bec, ongles et serres.
Moi, je suis comme l’aigle. Et, de mon cœur blessé,
J’ai, sans peur, arraché mon amour méconnue.
De tant d’émotions, je n’ai plus rien laissé
Qui trahisse un sursaut dans ma poitrine nue.
Frappé par des regards divins que j’adorais,
Las d’attendre sans fruit une impassible joie,
J’ai humé l’air du siècle, aux perfides attraits.
Et le royal oiseau m’a révélé ma voie.
Toute chose a son but, tout être a son pourquoi,
Et, d’un effort réglé, doit monter à la vie,
Afin que jusqu’à Dieu le monde marche droit,
En poursuivant sans heurts sa route d’harmonie.
À moi donc, bouclier, glaive au poing, casque au front !
J’irai, des fiers aïeux suivant la trace altière :
Mon sein ne battra plus qu’à l’appel du clairon,
Comme les flancs maigris d’un étalon de guerre.
Jos de PESQUIDOUX.
Paru dans L’Année des poètes en 1894.