Matin et soir
Quand je songe parfois à ma lointaine enfance
Contre d’amers regrets mon âme est sans défense ;
Dans la nuit du passé je vois poindre et briller
Ce beau printemps que rien ne me fit oublier :
L’amour, l’ambition, la fortune, la gloire,
De souvenirs moins doux peuplent notre mémoire
Que cette époque heureuse où le cœur innocent
Aux lèvres de l’enfance envoie un pur accent.
Où le moment qui fuit est le seul où l’on pense,
Où de prévoir les maux notre esprit se dispense,
Où d’un plaisir rapide et trop vite envolé
Par un plaisir nouveau le cœur est consolé.
– Mais ce qui rend surtout l’enfance fortunée,
C’est à voir tout en beau sa candeur obstinée ;
L’enfant n’a point l’esprit soupçonneux ou railleur,
Tout lui paraît plus pur, tout lui semble meilleur ;
Son inexpérience à qui rit toute chose,
Ôte au méchant son fiel, son épine à la rose ;
Il croit toujours parfaits les guides bien aimés
Par qui ses premiers pas sont conduits et charmés ;
Mais quand l’âge est venu, que nos cheveux blanchissent,
Sous le poids des hivers que nos genoux fléchissent,
Que sur aucun plaisir l’on ne marche appuyé,
Que l’on ennuie autant que l’on est ennuyé,
Alors, sur nos déclins l’expérience amère
Jette en nous effrayant une horrible lumière,
À ses pâles rayons l’illusion s’enfuit ;
De son prisme attrayant le charme se détruit ;
On voit autour de soi dépouillé de prestiges
Ce monde où nous n’aurons bientôt plus de vertiges,
Où par aucun espoir le cœur n’est rajeuni,
Où la nuit tombe avant que le jour soit fini ;
Hélas ! chacun oublie et, dans l’ombre, délaisse
Le vieillard souffreteux qui s’éteint et qui baisse ;
Car son humeur chagrine et son modeste seuil
N’ont rien pour captiver ou l’esprit ou l’orgueil.
De nos ambitions il a fui la mêlée ;
Des intérêts humains son âme est exilée ;
Étranger aux projets qu’on forme autour de lui
Il ne saurait en être ou l’obstacle ou l’appui.
Oh ! comme il aime alors, remontant sa carrière,
Jeter complaisamment ses regards en arrière !
Dans son bel âge d’or si vite traversé
Promener sa mémoire et vivre en son passé !
Il s’y trouve entouré d’un cercle de tendresse
Son aïeul lui sourit, sa mère le caresse ;
Amour sans intérêt, attachement certain
Qu’il cherche à son couchant, qu’il eut à son matin.
Oui, lorsque des humains nous connaissons l’engeance
De notre âge enfantin nous perdons l’indulgence
L’esprit plus éclairé, le cœur plus attentif,
En observant les faits découvrent leur motif ;
Souvent le plus brillant perd en cette occurrence
Son prestige trompeur et sa fausse apparence.
Alors l’on est sévère et l’on se trouve enclin
À condamner tous ceux que voit notre déclin.
L’enfant est plus heureux et sans doute il doit l’être
Car il voit les mortels ce qu’ils veulent paraître,
Admirant leur surface insoucieux du fond ;
Mais le vieillard, hélas ! les juge ce qu’ils sont.
– Qu’il écoute Jésus, qu’il suive les Apôtres,
Qu’il s’oublie et qu’il sache en s’occupant des autres
Consoler le malheur, accueillir l’indigent,
À l’un donner son âme à l’autre son argent ;
Si dans son horizon la terre a moins de place,
Grâce à ses soins pieux que le ciel la remplace !
Et qu’il compense enfin dans son cœur satisfait,
Le bonheur qu’il n’a plus par le bonheur qu’il fait.
J. PETIT-SENN.
Recueilli dans la Tribune lyrique populaire en 1861.