La mère
par
Charles-Louis PHILIPPE
Un enfant naît un soir, rouge et bouffi, désordonné comme un morceau de chaos. C’est quelque chose de semblable à un nouveau meuble qu’on apporte à la maison et qu’il faut observer et polir pendant longtemps avant de lui donner un air familial. C’est surtout quelque chose de semblable à une petite bête mal élevée qui ne sait pas faire un usage convenable de ses pieds, de ses mains et des organes de son corps. Papa, maman, observez bien, polissez bien le petit objet parce qu’il faut un jour que son image soit gravée dans votre mémoire et que sa vie soit pareille à votre vie ; dressez bien le petit animal parce qu’il faut un jour qu’il sache marcher et se tenir comme un beau petit bonhomme civilisé.
Les bonnes mamans si pâles qui viennent d’accoucher ont des sens délicieux pour apprendre à connaître leurs petits enfants. Leur corps fatigué semble être peu de chose, leurs yeux ont une vie atténuée de fleurs et versent des regards délicats comme des sentiments. Elles ont l’air d’être en communication merveilleusement avec l’au-delà. Leurs mains ont un toucher qui se pose mais ne s’appuie pas. Ô douceur ! elles rattachent immédiatement le petit être à la lignée familiale. Où vous voyez un visage de chair molle, elles découvrent des formes et des ressemblances. J’ai vu une jeune maman qui disait à son mari : Son nez ressemble à ton nez mais il ressemble encore davantage à celui de ton père. Toute chose est cataloguée. On trouve aux yeux des regards expressifs et pour un peu l’on trouverait que la petite tête a une allure de tête intelligente. Lèvres rentrées du bébé qui n’a pas encore de dents, vous ressemblez aux lèvres du papa, si douces ! Mais vous, surtout, petits ongles translucides, l’on vous regarde parce que vous êtes jolis comme de la chair rose et parce que votre forme nette évoque bien mieux la parenté rêvée. Et j’ai dit qu’un enfant c’est quelque chose de semblable à un nouveau meuble qu’on apporte à la maison. Vous voyez bien que ce n’est pas vrai, puisque huit jours après sa naissance, il a déjà cet air familial des vieux parents et des vieilles choses. Et, mon Dieu, s’il y avait quelque forme en lui qu’on ne pût rattacher à une forme connue, l’on en serait très heureux parce qu’elle ferait déjà une personnalité au cher petit être.
Ce n’est pas tout. Car en même temps qu’elle étudie l’enfant dans sa forme, la maman l’observe aussi dans ses gestes et dans le jeu de ses organes. Sa main est si faible et si molle qu’elle se tient crispée : on y glisse un doigt et voici qu’elle le presse. Les êtres faibles, les noyés, les malades et les enfants mettent toute leur force dans leurs mains : les noyés pour s’accrocher aux branches, les malades pour presser la main de leur médecin et les enfants pour s’associer à une vie protectrice. Ses pieds s’agitent joliment, l’air un peu fou, et l’on croirait que chaque doigt de pied est une petite bête à part. Et puis l’enfant baille, il tète et il a le hoquet. Il tète comme un gourmand, comme un goulu qui se précipite sur la nourriture. Il faut régulariser ce mouvement et lui apprendre à ne pas téter trop fort parce que cela donne le hoquet. Et ce qu’il y a de tendre dans le coeur de la maman fait qu’elle connaît le fonctionnement de tous ces organes avec une délicatesse fort grande, si bien que l’enfant n’a pas besoin de pleurer pour qu’elle s’aperçoive s’il est malade.
Un peu plus tard, vers trois ou quatre mois, on voit apparaître quelque chose de très doux, et c’est le commencement de la formation de la conscience. Des gens savants : des médecins et des licenciés en histoire naturelle m’ont dit qu’à ce moment apparaissaient dans le cerveau des enfants beaucoup de cellules nerveuses correspondant aux organes des sens. Les mamans ont une intuition délicieuse, elles qui, connaissant bien les yeux de leur petit, savent y voir passer les images et les pensées. Elles savent aussi reconnaître à un tressaillement de son corps qu’il entend les sons et les bruits. Et puis elles sourient en voyant le méli-mélo de toutes ces sensations qui fait qu’il voudrait toucher le soleil qui brille et attraper les paroles qu’il entend.
Alors elles le prennent à leur cou pour le promener afin de lui montrer des spectacles éclatants. Petit bébé, voici ce qui brille, voici ce qui chante, voici tout ce qui est beau. Le soleil, la musique et les belles dames. Lorsque j’avais quatre mois, les carlistes espagnols chassés de leur pays vinrent chercher un asile dans le nôtre et une de leurs troupes resta longtemps dans ma petite ville. Le dimanche ils donnaient des concerts sur la place. Ils étaient vêtus de bleu et de rouge, et leur musique de cuivre rapide et brillante avait une âme très vive. Oh ! certainement il devait se passer dans ma tête une exquise petite cuisine de lumières et de bruits qui faisait tressaillir mes facultés obscures comme, dans ses alvéoles, tressaille le joli miel aux rayons du soleil. Les faibles cellules nerveuses des savants devaient se former, se fortifier, je devais presque comprendre. Ô Carmen noires de l’Espagne dont parlaient les musiques, votre souffle rouge était brûlant !
Un peu plus tard encore, on apprend aux enfants à sourire. Sourire c’est avoir de la joie, avoir de la joie c’est déjà savourer le bonheur de vivre. Pour faire sourire les enfants on leur chatouille le menton, ce qui agite leur petite chair ; on leur met les yeux dans les yeux, on remue les mains, on prononce des syllabes drôles, afin de leur faire voir ce qu’ils aiment : des choses brillantes qui sont les yeux, des choses remuantes qui sont les mains, et leur faire entendre des sons gentils qui sont à la portée de leur cerveau puisqu’ils ne veulent rien dire. Ils finissent par avoir un sourire très large, sans restrictions, et qui semble une action minuscule dans laquelle ils mettent toutes leurs forces. Alors les mamans sont heureuses. Sourire, beau sourire, vous êtes la forme raffinée du bonheur. Les animaux, qui n’ont que des joies, ne savent pas sourire, mais ils gambadent, ils sautent, et c’est là l’expression brutale des joies matérielles. Mais il sourit, le petit enfant, et ses yeux, ses joues et ses lèvres ont un air charmant. On lui dit, en appuyant sur les mots : Tu es un gros déplaisant ! Il ne comprend pas, il entend, il voit, il sourit encore davantage. Cher petit coeur, petit blondin, petit bout d’homme, petit enfant ! Pour être un petit homme, maintenant, il ne vous reste plus qu’à parler.
À partir de ce moment les actions se précipitent. On ne sait pas bien comment cela commence, mais voici qu’un jour, alors qu’il contemple le soleil, ou la lampe, ou le feu, l’enfant se met à parler. On appelle cela gazouiller. Ce n’est pas encore des syllabes, c’est à peine des sons, c’est lumineux et tremblant. C’est indécis comme un rayon de soleil au matin. On sent une petite conscience qui perce son enveloppe et qui fait du bruit, naïvement, pour montrer qu’elle est là. C’est comme un ruisseau qui passe sur des cailloux. C’est aussi comme un oiseau qui chante, sans cause, tout simplement parce qu’il est en vie. Maintenant, chaque fois que l’enfant regardera quelque chose, ses yeux brilleront et il gazouillera. Je vous dis qu’il y a le feu, la lampe et le soleil qui entrent dans son cerveau comme de la lumière et qui en sortent comme des paroles. Maman me disait en riant : Mais enfin, ne cause pas tant, ça t’entre par les yeux et ça te sort par la bouche !
Et l’attention s’éveille, et de quasi-réflexions lui viennent en même temps. Si ses membres s’agitent, si ses yeux brillent et s’il gazouille, c’est peut-être parce qu’il commence à penser. Lorsqu’il est en train de téter, souvent il s’interrompt pour regarder alentour et parfois il sourit aux choses qu’il connaît. Il n’a plus comme autrefois un sourire heureux et vague, non, il sourit avec un air d’intelligence. Il a l’air de dire à la lampe : Tu es la lampe, et à la table : Table, tu es là, mais surtout il a l’air de dire à son papa et à sa maman : Je vous reconnais bien. Jusqu’ici on l’avait vu tout en lui-même, sa petite âme était enfermée dans son corps comme un bijou dans un coffret, mais maintenant il s’épand, il s’exhale et il connaît les objets, et il est un être qui reçoit des impressions de l’univers. Ô vous, maman, qui êtes à l’affût de son âme, vous saisissez tous ces éveils pour donner à votre enfant les enseignements qu’il faut. Vous comprenez alors ce qu’il comprend. Lorsqu’il regarde la lampe, vous lui pincez les joues pour attirer son attention sur vos paroles et vous dites des phrases atténuées qui peuvent aller jusqu’à lui. Vous vous mettez à sa place, vous vous composez une âme semblable à la sienne, vous le guettez, et alors, devinant bien vite toutes ses sensations, vous vous emparez d’elles pour les développer et les agrandir. Son âme est pareille à un petit enfant que vous prenez par la main pour le conduire jusqu’au bout de sa route.
D’abord, vous vous emparez de son joli gazouillis. Tout doucement, vous essayez de le comprendre. Il se révèle en votre cerveau des facultés de vieux savant. Vous classez les sons : il y en a qui sont plus compliqués et qui témoignent déjà d’un bel entendement. Vous vous en emparez avec délicatesse, vous les mettez en vous et vous faites votre âme se mouvoir autour d’eux. Alors, un beau soir, lorsqu’il a fini sa besogne de téter et qu’avec ses yeux vides il regarde toute chose, vous les lui répétez. Tout d’abord il ne les reconnaît pas. C’est peut-être parce qu’il ne pense pas à cela, mais bientôt vous l’attirez par la douceur de votre voix et de vos yeux, vous l’attirez à vous, et voici qu’il vous préfère au feu ou à la lampe, et qu’il vous regarde, et qu’il vous écoute. Vous lui répétez encore, comme une chanson, les deux ou trois petits morceaux de gazouillis, il les reconnaît bien, et il lui semble que c’est quelque chose de lui-même qui sort de votre bouche. Alors il part en un sourire, avec clarté, tout entier, et il dit et il redit, et il redit encore, comme une chanson, les deux ou trois petits morceaux qu’il connaît.
Oh ! c’est beau ! Ce n’est plus comme s’il les disait spontanément, non : il répète aujourd’hui les paroles de sa mère parce qu’il est attentif à elle et il les répète comme un écolier récite sa leçon, ayant compris qu’il faut apprendre. Esprit d’imitation : nous trouvons une parole belle et nous la répétons. Souvent elle est une des anciennes paroles, mais celui qui la dit l’imprègne de quelque chose de neuf qui est sa vie, et quand nous la répétons, elle est agrandie, elle vibre, elle contient un peu du cerveau d’un homme intelligent. Ainsi le petit enfant. S’il part en un sourire, avec clarté, tout entier, s’il est heureux, c’est qu’entendre ses paroles les lui a fait voir, les lui a fait sentir, et il trouve qu’elles sont jolies et qu’elles sont drôles puisqu’il en sourit.
Oh ! c’est beau ! Mais il ne faut pas s’arrêter à cela. La maman admire en passant comme un homme rentrant à sa maison admire près de sa route une belle fleur close dans un beau jardin. Elle sait où il faut conduire son enfant et donc elle va, les yeux un peu fixes, là-bas où la vie est plus vivante, là-bas où les enfants, après avoir gazouillé, petits innocents, savent déjà prononcer, petits hommes, le nom de leur maman. Je vous ai déjà dit qu’elle avait des procédés de vieux savant. En effet, la chose est délicate. Voici : elle a étudié le gazouillis de son enfant et le lui répète afin de lui apprendre à redire ce que dit sa maman. Ceci fait, un beau jour, elle se met à lui dire des mots dont il n’a pas coutume, et parce qu’il a pris l’habitude de suivre sa mère, il en vient à répéter, bien qu’il soit maladroit, les beaux mots difficiles. Bien entendu, elle lui apprend d’abord à dire : Maman ! C’est plus long qu’on ne le pense, car il faut lui faire comprendre qu’il y a une association entre la personne et le mot qu’elle prononce. Et puis il faut un peu corriger sa prononciation qui est d’abord très ridicule.
Finalement, le mot devient quelque chose de drôle et qui est informe, mais qui ressemble un peu aux élucubrations malhabiles des trop simples cerveaux. Cela fait : Baba ou Mama, on ne sait pas bien, parce que c’est inarticulé. C’est tout d’un bloc et c’est un peu lourd, comme un petit pâté de sable, mais c’est gracieux quand même, puisque c’est l’oeuvre d’un enfant.
Parfois un beau sculpteur, ayant travaillé tout un jour à façonner le buste d’un homme qu’il aime, s’interrompt. Il connaît son ami, et maintenant il regarde son ouvrage. Les yeux contiennent un peu de cet enthousiasme qu’ils doivent contenir, les ailes du nez vibrent d’une vie énorme comme deux choses légères, la bouche a déjà cette forme nette et simple des bonnes bouches à tendresse, mais surtout la tête se tient droite et modestement parce qu’elle est pleine d’idées honnêtes et pleine d’amour, et pleine de travail. Alors, content de lui-même, l’artiste ferme les yeux pour mieux voir ce qui lui reste encore à faire et dans son cerveau voici naître, détaillée, précieuse en sa belle ligne, achevée comme il l’ébaucha, l’image souriante de son ami bien-aimé. Bonheur : c’est un instant fugitif que savoura Dieu lorsque, avant de créer le monde, il le connaissait déjà.
Les mères des petits enfants sont pareilles à ce beau sculpteur. Elles s’arrêtent un jour après avoir marché et se tournent en arrière pour sourire au chemin parcouru. Là-bas, c’est l’origine. Petit morceau de chaos, l’enfant vagissait parce qu’une bête crie quand elle a faim. Il vivait collé au sein de sa mère, il aspirait sa substance, longuement, comme pour se pénétrer de sa vie. Il ne savait rien, il fermait les yeux, il crispait ses poings. Il était une petite boule de chair grossière et geignante. Peu à peu, sa mère le pétrit. Elle lui apprend à voir, elle donne à ses yeux un regard et à ses lèvres un sourire. Elle dirige ses sens, elle les conduit comme un berger conduit un troupeau désordonné dans la grande prairie où l’on pâture. Il apprend à mieux téter. Il savait voir, maintenant il sait regarder. Il en vient à savoir gazouiller. Il touche aux choses de la vie avec des doigts futiles qui ne peuvent pas apprécier, mais qui peuvent déjà caresser.
Bientôt enfin il sait parler. Paroles : communications avec les autres, oh ! paroles, vous venez d’un cerveau, vous vibrez dans l’air, vous passez et vous allez dans un autre cerveau ! C’est un lien entre deux âmes. Je vous parle parce que je pense à vous et parce que je veux mettre un peu de mon âme en la vôtre. Jusqu’ici, pour montrer qu’il pensait à sa mère, l’enfant n’avait que ses yeux et que ses mains : regards et caresses. Maintenant il parle, et c’est charmant. Ce mot de maman habite en son coeur comme un petit oiseau et parfois il vient se poser sur ses lèvres : il frétille, il s’élance et il s’en va jusqu’au coeur de la mère.
Voici donc ce qui est fait. Alors, comme je vous l’ai dit, pareille au sculpteur, la mère ferme les yeux pour mieux voir ce qui lui reste encore à faire. Il lui reste encore à faire un homme avec un petit enfant d’un an. Pour cela d’abord elle va le dégager d’elle-même en le sevrant. Il faut mettre les petits enfants en liberté comme les petits chevreaux pour qu’ils puissent cabrioler parmi les choses et brouter les feuillages et boire les ruisseaux. Donc les mères leur apprennent à marcher. Ensuite on les envoie à l’école pour y connaître des livres pleins de science qui donnent des idées utiles. Or il a douze ans : il est un grand garçon qui vient d’être reçu le premier au certificat d’études primaires et qui va toujours en classe pour se perfectionner. Il lui semble qu’elle le voit descendre avec ses cahiers sous le bras. Il a une grosse tête comme les enfants très intelligents, des yeux qui brillent et qui regardent avec tant d’attention que non seulement l’on dirait qu’ils regardent mais encore qu’ils écoutent ; il a aussi le front clair et dégagé, mais il a surtout une bouche naïve et confiante qui s’entrouvre et qui semble s’entrouvrir à la vie. À ce moment les enseignements de la mère vont cesser. L’enfant est en route pour sa destinée : il n’y a plus qu’à le laisser marcher. Elle voit cela dans l’avenir comme un beau résultat, si beau qu’il l’emplit de clarté et qu’il lui donne du courage pour son travail d’éducation quotidienne. Chantez, joli coeur de la mère, comme un oiseau perché sur une branche, le clair avenir qui s’étend de vos yeux, qui coule, qui brille et qui est un ruisseau s’en allant à la rivière !
Elle va sevrer son enfant. L’enfant qui tète est bien faible. Il est trop délicat pour boire aux sources de la nature, car la vie est faite pour les hommes et nous offre de gros aliments. Ces aliments, la mère doit les absorber et en extraire quelques aliments simples qui formeront un lait substantiel. Il tétera le lait blanc qui dans son corps s’épandra, afin de s’associer à sa chaire molle. Vous voyez bien que si la vie est faite pour les hommes, du moins elle sait ménager les petits enfants.
Mais il faut le sevrer, et c’est un terrible drame : celui qui vivait du lait de sa mère était heureux de sa douceur. Blanc, simple et pur, semblable à une caresse, le lait que l’on tète vient en nous, issu de la source de toutes les bontés. Nous sevrer, c’est déjà commencer à nous faire quitter notre mère. C’est aussi commencer à nous jeter dans la vie. Oh ! le savez-vous, cette habitude que nous abandonnons, comme elle était délicieuse ! Il y a des hommes qui pleurent lorsque leur maîtresse les a quittés parce qu’ils ne retrouveront plus le soir, en rentrant dans leur chambre, ses bras ouverts et ses lèvres tendues qui avaient ce goût rouge des grands baisers d’amour. Et toi tu pleures, mon petit enfant, tu pleures pendant des jours, et tu ne veux rien voir, et tu ne veux rien entendre, et tu fermes les yeux, et tu te crispes. Tu as une grande douleur et qui te met en colère. Mais il le faut, vois-tu. Ta mère voudrait bien céder à ton envie. Non. Il faut que l’on te sèvre. Tu pleures, petit, mais sache donc que si l’on fait cela c’est pour ton bien. Et pendant huit jours, tout hébété, secoué de sanglots, tu bouderas, tu ne voudras plus rien comprendre aux choses de ce monde.
Maman perdait la tête parce que c’était une douleur sans trêve. Je me réveillais la nuit pour pleurer. Elle avait pourtant deviné le bon remède : me montrer des spectacles brillants. Le coeur d’une mère est comme un gros volume de science : un gros volume de médecine simple et naturiste. Elle pensait : Je vais lui faire voir que la vie est belle et il connaîtra alors qu’il y a d’autres bonheurs que de téter sa mère. Son chagrin s’apaisera, sa douleur sera calmée et j’apercevrai bientôt trois petits bonheurs dans ses yeux, dans sa chair et dans son coeur. Petit bonheur dans ses yeux : Un jour elle acheta des images de soldats. Elle les étala devant moi, et sans doute il y avait des fantassins bleus et rouges, officiers et soldats, des cuirassiers aux cuirasses éclatantes et des dragons pleins de bottes. Elle disait : Vois-tu, le monde est habité par de beaux militaires, et c’est charmant. Ils sont tous couturés d’or, ils sont beaux comme les beaux oiseaux aux plumes de couleur et ils paradent. Je ne comprenais pas. Mais les uniformes militaires sont à la portée du cerveau des enfants. Et ceux-ci me plaisaient parce qu’ils étaient gais et criards. On voit ainsi un amant désolé oublier au milieu des tapages l’image pénétrante de celle qui le quitta.
Alors je m’habituai à vivre en mangeant de la soupe. Petit bonheur dans sa chair, pensait maman. C’était surtout la soupe mitonnée dans laquelle le pain devient doux, liquide et glissant. Il y avait aussi de la bouillie nourrissante et délicate. Je connus donc les aliments, et bientôt je leur trouvai une grande douceur.
Une nouvelle phase de mon existence commençait : on m’apprit à nommer les objets en même temps qu’à marcher. Vocabulaire enfantin ! Mots des petites bouches maladroites ! Ça n’a pas forme humaine. C’est d’un imprévu ravissant. Il prononce à sa façon et sa façon est de dire simplement les choses, comme elles lui viennent. Il y avait des choses que j’appelais : Bu, d’autres que j’appelais : Ba, d’autres encore que j’appelais : Poum ! J’étais bien calmé maintenant. La bonne soupe mitonnée me faisait une chair plus ferme et dans laquelle mon coeur vivait. Petit bonheur dans son coeur, pensait maman. On le voyait bien, dans mes yeux brillants et dans mes mains qui touchaient à tout. On le comprenait surtout parce que mon intelligence éveillée s’emplissait de science. Ah ! il ne faut pas longtemps pour consoler un enfant ! Et le moyen c’est de lui faire connaître plus intimement le monde. Le monde, fleuri comme un jardin, est plein de bruit, et puis des bêtes l’habitent qui sont simples et bonnes. Les enfants aiment les bêtes. Je vais vous dire pourquoi : les bêtes ont un cerveau ignorant et naïf, de sorte que les petits enfants les aiment parce qu’ils sentent qu’elles leur ressemblent.
Il y a l’âne aux grandes oreilles qui bougent. Il y a le boeuf et la vache qui sont si pacifiques que l’on dirait que le boeuf est le mari et que la vache est la femme. Il y a les bons moutons couverts de laine. Il y a les poules qui sont un peu folles. Mais il y a surtout les petits veaux que l’on aime parce qu’ils sont des enfants. On m’apprit à les connaître. Lorsqu’on sait imiter les bêtes, on les connaît bien mieux.
– Comment fait le petit l’âne ? – Hi han !
– Le petit veau ? – Meu eu eu...
– La poule ? – Kate kadette !
Ainsi je reconnaissais les objets pour les avoir vus et pour les avoir touchés. Je mangeais des aliments solides. Je connaissais des soldats. J’imitais les animaux. Je percevais toutes sortes de choses dans la vie. J’avais quinze mois et j’étais fort. Et donc, attiré par ce qui m’entourait, je devais marcher. Il y eut bien des essais auparavant, mais il leur manquait le désir ou la volonté sans quoi rien ne se fait.
Cela se fit un matin, dans la boutique de mon père, pendant que maman épluchait des pommes de terre. On m’avait assis par terre et je regardais autour de moi. Les épluchures en spirale se balançaient autour du couteau de maman et formaient un spectacle attachant. Alors je fus debout et me voici, marchant vers les épluchures, parce qu’elles représentaient quelque chose de la vie qui me tentait et parce que j’étais déjà un homme qui veut conquérir ce qu’il désire.
Messieurs et Mesdames, vous ne savez pas, mon petit garçon, eh bien ! il marche tout seul ! Ça lui a pris l’autre jour pendant que j’épluchais des pommes de terre. Il était assis. Il s’est levé et il est venu à moi. J’ai cru que mon coeur était du soleil tant je sentais de bonheur. Messieurs et Mesdames, mon petit enfant est un homme et j’en suis fière. Voyez-vous, j’ai travaillé pendant longtemps et j’ai bien fait. J’ai travaillé le jour et la nuit. Le jour je prenais son âme en ma main pour la pétrir, et la nuit je le consolais si quelque chose de noir le faisait pleurer. Messieurs et Mesdames, il marche tout seul maintenant. Il se dresse sur ses jambes, il se remue et le voilà parti. Il s’en va vers tout ce qui l’entoure. Il marche au milieu du monde, gravement. C’est ainsi, je pense, qu’en arrivant au Paradis, les bienheureux parmi les parterres se promènent, regardent, touchent aux fleurs, pour ce divin plaisir de se sentir exister dans un lieu clair où c’est jour de fête avec des bouquets.
Charles-Louis PHILIPPE,
extrait inédit d’un livre paru jadis :
La Mère et l’Enfant.
Paru dans La Renaissance latine en 1902.
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