Aubes martiales
Père, tandis qu’ici j’attends que le devoir
Ordonne qu’à mon tour je m’apprête et me lève,
Je relis lentement un certain cahier noir.
Ses pages, par ta plume à la fois claire et brève,
Me redisent, après ces quarante-quatre ans,
Combien, dans le revers suprême, ils furent grands,
Ceux que la tradition désigna pour le bagne
Des prisons de la Prusse ou des forts d’Allemagne.
Je communie avec tes espoirs, tes rancœurs,
Ma poitrine se serre un peu dès qu’une ligne
Confronte les héros avec le chef indigne
Ou lorsqu’en quatre mots tu notes les rumeurs
Sinistres qui venaient de quelque coin de France...
Oh ! ces jours d’inertie ! Oh ! ces jours de souffrance...
Les beaux efforts perdus... Tout le sang infécond...
Cette force qu’on tient en laisse... Ces gens qu’on
Réserve, malgré tout, et qui sentent, farouches,
Entrer dans leur destin les évènements louches.
Ah ! comme je comprends, père, l’écœurement
De ceux qui, comme toi, jadis, ont sombrement,
D’heure en heure, sous les rigueurs d’un ciel sévère,
Bu cet amer calice et monté ce Calvaire !
Va, je porte en mon sang toute l’horreur des jours
De pluie et de désastre où, pieds boueux, cœurs lourds,
Voua gagnâtes un fort en ravalant vos larmes
Pour déposer, aux mains de l’étranger, vos armes.
Avec toi je refais le long voyage affreux
De cette armée encor presqu’intacte et qu’on livre
À la dérision d’une populace ivre
De voir enfin comblés ses plus sauvages vœux,
Et qui se rue, et qui vient battre, en flots barbares,
Pour narguer des vaincus, le quai même des gares.
Mais écoutons ! Quelle est celte rumeur ? Entends
De longs roulements sourds qui passent par instants...
Ô Père, lève-toi ! Regarde, en longues files,
Ces chevaux campagnards affluant dans nos villes !
Vois cette invasion lourde de paysans
Dont les souliers ferrés battent les pavés sans
Trêve et sans qu’un seul de ces braves paraisse
Songer qu’il part à l’heure où la récolte presse.
Le cauchemar n’est plus... C’est l’aube maintenant
Le grand jour va bientôt venir... Comme on l’attend !
Ah ! que le ciel est pur et qu’on respire à l’aise
Dans cet air que traverse un vol de Marseillaise !
Des soldats ont surgi de partout ; ils se voient,
Jugulaire au menton, escortant des convois.
Ils sont graves mais pleins d’assurance. La terre
Résonne au choc vibrant du courant militaire,
Et le bruit des canons tressautant aux pavés,
Et le son des tambours et le choc métallique
Des sabres, une voix qui commande, énergique,
Des renâclements brefs de chevaux énervés,
Tout cela puissant, sobre, héroïque, s’ajoute
À la sombre grandeur d’un instant dont on goûte
L’âpre saveur de sacrifice et de devoir,
Et, bien que, malgré tout, reste close la bouche,
Les cœurs battent, unis, d’un tel élan farouche
Que l’éclat de cette aube aspire au sang du soir !
Joseph-Émile POIRIER.
Paru dans Le Parler français, bulletin de la Société
du Parler français au Canada, en janvier 1915.