Les morts
À MON PÈRE
I
QUAND l’âpre vent d’hiver souffle sur la colline,
Que les feux attiédis du soleil qui décline
N’échauffent plus les nids perdus dans les sillons ;
Quand les prés sans gazons n’ont plus de doux murmures
Et que des bois déserts les puissantes ramures
Voient tomber leur feuillage en légers tourbillons ;
Quand, les flancs épuisés, la féconde Nature
Aux insectes frileux refuse la pâture,
Et que le givre endort l’eau vive des fossés ;
Quand, grelottant de froid, forme aux formes étranges
N’a plus d’ombre à donner aux doux nids des mésanges,
Alors sonne au beffroi le glas des trépassés !
Alors, la cloche sainte, en lugubres volées
Au saint lieu nous appelle. Et des monts, des vallées,
Du toit couvert de chaume et des riches lambris,
La foule accourt, et, sous les feux de cent lumières,
Elle dit à genoux ses ardentes prières
Et fait pleuvoir la paix sur tous ses morts chéris.
Puis l’orgue frémissant fait retentir le temple
D’accords pleins de tristesse, et le Dieu qui contemple
Des parvis éternels cette foule à genoux,
Jetant un doux regard à travers les espaces,
Ouvre ses bras puissants ; et d’abondantes grâces
Tombent du ciel serein sur les morts et sur nous.
C’est qu’en ce jour, l’Église, en véritable mère,
Cessant ses chants joyeux, verse une larme amère
Et drape ses autels des plus sombres couleurs ;
Et nous invitant tous à soulever la pierre
Où reposent les morts, y jette une prière
Et mêle à ses sanglots nos regrets et nos pleurs.
Elle a choisi le temps des froides giboulées,
Le temps où dans les bois, les plaines désolées,
Il n’est plus de parfums, ni d’oiseaux, ni de fleurs,
Afin que dans ces jours de tristesse suprême
Elle puisse mêler – le pieux stratagème ! –
Le deuil de la nature et le deuil de nos cœurs !
Elle veut qu’en ce jour chacun se ressouvienne
Des parents disparus, et que la foule vienne
Dans le temple drapé des emblèmes du deuil,
Pour que le Dieu de paix, d’amour et de clémence,
Réchauffe d’un rayon de sa splendeur immense
La glace de nos cœurs et le froid du cercueil !
II
Ô morts ! dormez en paix ; là, sons l’humide pierre
Qui scelle votre tombé et protège vos os,
Nul bruit ne vient à vous que l’ardente prière
Qui vous berce et vous donne un éternel repos.
Lorsque l’été béni soufflant sa chaude haleine
Veut émailler de fleurs le tertre où vous dormez,
La brise va piller les buissons de la plaine,
Et les pollens féconds sur les morts sont semés !
Et quand le vent d’hiver a dépouillé la branche,
Afin que vous puissiez dormir plus chaudement
La terre a soin de vous et d’une neige blanche,
Tisserand merveilleux, vous fait un vêtement.
Nous sortons de ses flancs, nous retournons en elle.
Le sein qui nous porta nous reprend tour à tour.
Tu gardes notre place, ô terre maternelle,
Car tu nous confonds tous dans ton immense amour !
Heureuse de produire, avide de reprendre,
Tu nous donnes à peine un instant pour aimer !
À peine avons-nous pu te saisir, te comprendre,
Que le livre entr’ouvert, tu viens le refermer !
Ô vous que l’au-delà plus jamais ne torture,
Dormez dans vos linceuls, calmes, silencieux ;
Et quand l’ennui de vivre envahit la nature
Qu’une éternelle paix sur vous tombe des cieux !
III
Sous le parvis du temple, à l’ombre salutaire
De la maison de Dieu, pauvre père, tu dors ;
Ta tombe est là d’hier, muette et solitaire ;
Dans la paix du Seigneur, dans l’oubli de la terre
Tu dors le grand sommeil, loin des bruits du dehors !
L’herbe sur ton tombeau ne croît pas, nul feuillage
N’ombragera jamais le lieu de ton repos.
Jamais tu n’entendras l’harmonieux ramage
Du chantre de nos bois ; jamais la fleur sauvage
N’ira prendre racine où reposent tes os.
Mais tu possèdes plus qu’une fleur si tôt morte,
Qu’un rayon de soleil qui ne luit qu’un moment ;
Plus que tous ces parfums qu’un peu de brise emporte,
Plus que l’ombrage frais que le soir nous apporte
Ou qu’un saule pleureur épanche tristement.
N’as-tu pas à jamais ces voix mystérieuses
Qui du temple au Seigneur s’envolent chaque nuit ?
Des célestes esprits les troupes radieuses,
La sombre majesté des tours silencieuses
Et le pâle reflet de la lampe qui luit ?
Ce feu toujours ardent qui brûle au sanctuaire
Réchauffe mieux tes os qu’un rayon de soleil ;
Et quand l’ombre du soir emplit la voûte austère
D’un regard bienveillant la lampe solitaire
Verse sur ta poussière un calme sans pareil !
Ton œil éteint contemple un ravissant spectacle
Les prodiges d’amour accomplis au saint lieu ;
Les merveilleux secrets du divin tabernacle ;
La coupe de vermeil où, sublime miracle,
Une vile liqueur devient le sang d’un Dieu !
Lorsque le sombre ennui, forçant ma solitude,
S’empare de mon rêve et me suit pas à pas
Vers le temple désert que fuit la multitude,
Je vais, négligeant tout, le travail et l’étude,
Prier pour toi, mon père, et te parler tout bas.
Pour ce devoir sacré toujours je choisis l’heure
Où la brume du soir obscurcit l’horizon,
Et quand le paysan rentre dans sa demeure,
Visiteur assidu de l’être que je pleure,
Pour la maison de Dieu je laisse ma maison.
Au dessus de la pierre, agenouillé, je prie ;
Je sens monter en moi le calme intérieur
Et crois entendre alors, ô douce rêverie !
De la tombe où tu dors, père, une voix chérie,
Qui parle à mon oreille et rend ton fils meilleur.
Tu me dis : « Cher enfant, sois bon fils, sois bon frère :
Poursuis mon œuvre auprès de ceux que j’ai laissés.
Seul appui de tes sueurs, seul soutien de ta mère,
Le vide que j’ai fait en laissant cette terre,
Comble-le, si tu peux, par tes soins empressés. »
Et ce rôle tracé par une voix bénie
J’en prends tout le fardeau, je l’accepte à genoux.
À peine à son printemps ma jeunesse est finie ;
Adieu, graves loisirs de mon humble génie !
Je suis chef de famille avant que d’être époux !
Adolphe POISSON,
Heures perdues, 1895.