Le rêve de Saadi
Mécontent des humains mécontent des affaires,
Satisfait de lui seul le misanthrope Arcas
Fronde tout : écrivains, guerriers et magistrats
Subissent tour à tour ses jugements sévères ;
Il voudrait, s’élançant au pays des chimères,
Sur un mieux idéal réformer les états
Et refondre les caractères ;
Tout lui déplaît enfin, tout est mal ici-bas.
J’en demande pardon à la misanthropie,
J’y vois moins la vertu qu’un orgueil odieux ;
Toujours blâmer autrui, c’est dire qu’on vaut mieux,
Et ce calcul, Dieu sait comme on le justifie !
De Saadi, le Persan, un rêve original
M’a semblé renfermer une leçon utile :
J’aime à citer Saadi ; si j’emprunte son style,
C’est qu’avec son appui je crois marcher moins mal.
« Je rêvais, nous dit-il, à l’abri d’un bocage.
Je me crus transporté dans un bois spacieux ;
Le dieu du jour lançait de son char radieux
Ses rayons embrasés à travers le feuillage ;
Mais la douce verdure interposée entre eux,
D’un voile transparent adoucissant leurs feux,
Ménageait la clarté, sans détruire l’ombrage.
Là, mille oiseaux divers, confondant leur ramage,
Frappent en même temps mon oreille et mes yeux.
Bientôt, satisfaisant mon désir curieux,
Le ciel me fit le don d’entendre leur langage :
Le merle, le hibou, la pie et le corbeau,
L’aigle le rossignol, le geai, la tourterelle
Semblaient tous accuser la Puissance éternelle
De n’avoir pas sur eux modelé le vrai beau.
L’aigle raillait le hibou sur sa vue,
Et le plaignait surtout d’être un oiseau du soir.
Le hibou prétendait qu’à force d’y trop voir,
L’aigle, au vol imprudent, se perdait dans les nues.
Le geai du rossignol ne goûtait pas la voix,
Trouvait le corbeau triste, et le moineau bourgeois,
La pie injuriait la colombe sensible,
Et blâmait aigrement son penchant à l’amour :
Tous enfin, à l’envi, pleins d’un orgueil risible,
D’un mutuel mépris s’outrageaient tour à tour,
Quand soudain, élancé de la voûte éthérée,
Paraît de l’Éternel un messager brillant.
De ses ailes d’azur l’extrémité dorée
Réfléchit du soleil l’éclat resplendissant ;
Son corps d’albâtre pur que nuance la rose
Offre de la beauté les trésors rassemblés,
Et ses cheveux d’ébène en longs anneaux roulés
Ornent un front d’ivoire où la candeur repose ;
Son regard, à la fois perçant et gracieux,
Attire tour à tour et fait baisser les yeux.
Sur un rameau léger qu’il fait ployer à peine,
Il vient se reposer avec tranquillité,
Appelle les oiseaux qui peuplent ce domaine
Et leur dit, souriant d’un air plein de bonté :
« Enfants du même Dieu, quel est votre délire !
« Quand vous vous égarez, ce Dieu veut vous instruire :
« Vous êtes à ses yeux tous également chers,
« Quand de vos fonctions vous gardez la limite,
« Et chacun d’entre vous brille de son mérite,
« Quoiqu’il vous ait créés pour des emplois divers.
« L’aigle est né pour la guerre ; il a l’œil de l’audace.
« Si la force est son lot, s’il a droit d’en user
« Il doit plaindre le faible, et non le mépriser.
« Dieu vengea la faiblesse en lui donnant la grâce :
Tel brille par son port, et tel par sa couleur,
« De l’absence d’un bien un autre dédommage.
« Eh ! qui du rossignol blâmera la laideur,
« S’il sait apprécier son séduisant ramage ?
« La tourterelle est tendre et prompte à s’enflammer ;
« La pie a l’œil perçant et le caquet agile :
« Mais médire après tout est plus grand mal qu’aimer ;
« Tout voir peut être bon, tout dire est inutile ;
« S’entraider, se servir, vaut mieux que se blâmer.
« Vous avez tous vos rangs, vos droits, vos espérances ;
« La censure et l’envie ont souvent les yeux faux :
« Si le ciel entre vous a mis des différences,
« Nul de vous n’a le droit de les nommer défauts. »
Le Génie, à ces mots, vers la céleste voûte,
Prit son vol en traçant un rayon lumineux ;
Les oiseaux quelque temps restèrent tout honteux,
Et tous de leur asile, en reprenant la route,
Commentaient le discours qu’on avait fait pour eux.
Pour moi je m’éveillai, regrettant de mon songe
Les acteurs, le théâtre et le riant mensonge.
Mais mon cœur se promit de ne pas l’oublier. »
Je conçois que Saadi regrette un rêve aimable :
On peut, dormant ainsi, craindre de s’éveiller.
Quant à nous, mes amis, profitons de sa fable,
De peur de ressembler aux oiseaux indiscrets ;
Critiquons rarement, et n’envions jamais.
Auguste-Étienne-Xavier POISSON DE LA CHABEAUSSIÈRE.
Recueilli dans
Choix de poésies morales
et religieuses, 1837.