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Héloïse et Abélard
Dans cette solitude profonde et cette cellule horrible,
Où demeure la contemplation pensive, sainte et paisible,
Où la Mélancolie rêveuse toujours nous environne,
Que signifie ce tumulte dans les veines d’une nonne ?
Pourquoi mes pensées errent-elles loin de ce mausolée ?
Pourquoi mon coeur ressent-il son ardeur si longtemps oubliée ?
J’aime encore, et toujours ! La pensée d’Abailard m’est venue !
Son nom doit encore être baisé par Héloïse perdue.
Cher nom, pour moi si fatal, si doux, ne sois jamais révélé !
Reste sur ses lèvres scellées par le silence sacré,
Cache-le, mon coeur, dans ce déguisement de nonne modeste,
Où, mêlée à celle du Dieu sauveur, sa douce
image reste !
Ah ! ma main, n’écris jamais ce nom toujours charmant, qui
se trouve
Écrit déjà ; douces larmes, effacez-le :
je vous approuve.
Héloïse perdue pleure en vain, prie en lisant l’écrit ;
Son coeur aimant lui dicte encore, et sa main docile obéit.
Sitôt que je décachète tes tendres lettres, en tremblant,
Ce nom bien connu éveille en moi les peines d’auparavant.
Ô nom, qui sera pour toujours triste, mais toujours plein de charmes,
Nom murmuré toujours avec des soupirs précédée
de larmes !
Je tremble aussi bien fort, lorsque mon nom en tes lettres se trouve,
Je crains qu’un affreux malheur n’arrive : c’est la peur que j’éprouve.
Mes douces larmes débordent à chaque page, à chaque
ligne.
Je crains parfois, dans ma douleur, que de toi je ne sois pas digne.
Autrefois ardente, mais flétrie dans ma fleur maintenant,
Je suis enfermée entre les murs solitaires d’un couvent.
Ici la Religion éteignit l’espérance, ce grand don,
Ici se combattent ces deux passions : l’Amour et le Renom.
Tu sais que, pure, je dus céder à ton amoureuse flamme,
Lorsque l’amour, sous le nom fallacieux d’amitié, prit mon âme ;
Mon esprit prévenu te regardait comme un être angélique,
Comme un esprit tout divin, dans une vision béatifique,
Tes yeux si souriants me rendaient plus doux à chaque moment,
Ils luisaient doucement, rayonnant d’un jour céleste et charmant.
Innocente, j’entendais tes chants d’amour, le ciel t’écoutait,
Et toute chose divine par ta langue se transformait,
Des lèvres comme les tiennes, quel mot n’était pas émouvant ?
Bien trop tôt elles m’apprirent qu’on ne péchait pas en aimant.
Vers les douces routes des sens de l’amour, je courais, en somme,
Je ne voulais pas qu’il fût ange celui que j’aimais comme homme ;
Tous les bonheurs des saints étaient obscurs et très lointains
pour moi,
Je ne leur enviais pas ce Paradis que je perds pour toi.
Quand je fus poussée au mariage, que de fois ai-je dit :
« Maudites soient toutes les lois, hormis celles que l’Amour
fit ! »
Car l’amour, libre comme l’air, à la vue des liens humains,
Ouvre ses ailes légères, et s’envole en des lieux lointains.
Que les richesses, que l’honneur suivent la dame mariée ;
Qu’auguste soit son acte, et que sa renommée soit sacrée !
Devant le véritable amour, tous les voeux s’en vont à leur
tour ;
Renom, Honneur, Richesses, qu’êtes-vous comparés à
l’Amour ?
Ce dieu, toujours jaloux, quand nous osons profaner ses doux feux,
Pour se venger, inspire ces passions violentes, en furieux,
Et leur ordonne de faire les mortels attristés gémir,
Ceux qui dans l’amour autre chose que l’amour veulent cueillir.
Si le Maître Tout-Puissant du vaste monde à mes pieds tombait,
Lui-même, et son trône, et tout, je les mépriserais
en effet,
Même l’impératrice d’un César je ne daignerais être,
Non ! fais-moi la maîtresse du cher homme que j’aime, ô
mon être,
S’il existe encore un autre état, plus libre et plus doux pour
moi,
Plus délicieux que maîtresse, que ce soit le mien envers
toi !
État heureux, où deux tendres âmes s’attirent, de
bon gré,
Où la Nature est l’unique règle, où l’Amour est liberté.
Chacun alors est plein d’extase, possédant et possédé,
Point de ce vide qui blesse le coeur de l’être délaissé,
Car les pensées s’unissent des lèvres avant de partir,
Et du coeur amoureux jaillit chaque ardent mutuel désir.
Ceci serait l’extase, si l’extase existe sur, la terre,
Et ce fut autrefois d’Abailard et de moi la part entière.
Viens par tes regards, par tes mots, calmer ma peine, et l’apaiser !
Car ces mots et ces regards, tu peux au moins me les accorder.
Encore posée en amoureuse sur ton sein, laisse-moi
Boire le doux poison de tes yeux amoureux, avec émoi,
Palpiter sur tes lèvres, être pressée sur ton doux
coeur,
Donne-moi ce que tu peux, laisse-moi rêver l’autre bonheur.
Ah ! non ! montre-moi d’autres joies que je doive apprécier,
Que d’autres bonheurs mes yeux beaucoup trop partiaux puissent charmer,
Montre en plein à ma vue charmée tout le brillant milieu,
Et persuade mon âme à quitter mon Abailard pour Dieu !
Viens, mon Abailard, car que peux-tu craindre de moi ? mes transports ?
Ah ! la torche de Vénus ne brûle pas pour ceux qui sont
morts,
La Nature s’oppose à l’amour, la Religion le défend,
Toi-même tu es froid, mais Héloïse t’aime cependant.
Ah ! flammes désespérées, comme celle brûlant,
subtile,
Pour ranimer les morts, et pour bien éclairer l’urne stérile !
Quelles scènes paraissent, n’importe où je dirige ma vue ?
Les chères idées, où je vais, me poursuivent en revue,
Elles se lèvent dans le bosquet, devant l’autel saint surgissent,
Souillent toute mon âme, et de désir honteux mes yeux remplissent.
Ma lampe au matin s’éteint pendant que je soupire pour toi,
Ton image adorée se glisse entre le Bon Dieu et moi,
Dans chaque hymne sacré, ton harmonieuse voix, je crois l'entendre,
Même en disant mon rosaire, je verse une larme trop tendre.
Je viens, je viens, mon Abailard, prépare tes bosquets cachés,
Palmes célestes et fleurs toujours éclosant, qui sont tout
près,
Je vais où les pécheurs peuvent avoir un éternel
repos,
Où des flammes pures brillent dans les coeurs d’anges si loyaux,
Mon Abailard, à ma mort rends-moi le dernier tribut d’amour,
Et aplanis mon passage aux royaumes de l’éclatant Jour.
Vois mes lèvres tremblantes, et vois ma paupière se fermant,
Aspire mon dernier souffle, arrête mon âme s’enfuyant.
Ah ! non ! en vêtements saints puisses-tu te tenir, m’aimant,
là,
Le cierge sacré tremblant dans ta tendre main, froide déjà,
Présente la croix à mes pauvres yeux soulevés, sans
gémir,
Enseigne-moi, mon ange, apprends de moi, dans la foi à mourir !
Alors ton Héloïse, jadis tendrement aimée, voi,
Ah ! ce ne serait alors pas un crime de veiller sur moi.
Vois, les roses éphémères de mes joues volent aux
cieux,
Vois le dernier éclat languir tristement dans mes tendres yeux,
Jusqu’à ce que vie, mouvement, pouls, souffle, et tout, soit fini,
Et que même, mon doux Abailard, par moi, ne soit plus chéri !,
Ô mort très éloquente, vous ne faites, hélas
que prouver
Quelle poussière on aime, quand c’est un homme qu’on veut aimer !
Alors, quand le Sort détruira, trop vite, sa charmante forme,
Cette cause de tous mes crimes, de toute ma joie énorme,
En bonheur extatique puissent tes peines partir alors,
Que de beaux rayons brillent, que des anges entourent ton corps,
Des cieux s’ouvrant puissent des gloires rayonnantes luire bien,
Puissent les saints t’embrasser avec un amour comme le mien,
Puisse ma douce tombe porter nos noms de malheureux son,
Greffant pour toujours mon amour immortel sûr ton grand renom ;
Ainsi dans les âges futurs, quand mes maux seront tous passés,
Quand ce coeur qui fut souvent rebelle ne battra plus jamais,
Si le hasard amène deux amants errants, je le souhaite,
Aux murs blancs, ou bien aux sources argentées du Paraclète,
Sur le marbre pâle ils joindront leurs mains à l’instant,
en pleurant,
Chacun, buvant les larmes que l’autre répandra, doucement,
Et ils diront, fortement émus d'une, pitié mutuelle :
« Ah ! puissions-nous toujours nous aimer d’une passion
éternelle ! »
Quand du choeur rempli les beaux hosannas monteront au delà,
Augmenteront la pompe du terrible sacrifice, là,
Entre ces scènes, quelques yeux ralentissants et sympathiques
Regarderont la pierre sous laquelle seront nos reliques,
Et la Dévotion même volera du ciel une pensée,
Une larme humaine tombera, elle sera pardonnée,
Et sûrement, si du Sort quelque barde futur sentira
En triste similitude des malheurs comme les miens, là,
Que je fus condamnée pour longtemps à pleurer en silence,
Se rappelant des charmes qu’il ne doit plus voir, comme je pense,
Si tel être existe, qui aimera si bien, pendant longtemps,
Qu’il raconte notre triste histoire tendre dans tous les temps,
Mes peines bien chantées calmeront mon ombre tant à plaindre,
Car celui qui les sentira le plus pourra le mieux les peindre.
Alexander POPE.
Traduit par sir Tollemache Sinclair.
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