L’arbre

 

 

                                          I

 

Lorsque je vois traîner au flanc de la montagne

Ces arbres qu’un bouvier en sifflant accompagne,

Qui passent enchaînés sur de criards essieux,

J’ai la tristesse au cœur et les larmes aux yeux ! –

Gémissant, garrotté, souillant sa tête altière,

Lentement, comme un mort qu’on mène au cimetière,

Le grand arbre vaincu, sur le char sépulcral,

Roule, glisse, descend vers le chantier fatal !

Sombre convoi ! Deux bœufs que l’aiguillon anime,

Écrasés sous le joug, emportent la victime,

Leurs naseaux sont fumants et leurs mufles baveux ;

À pas lourds, saccadés, par mouvements nerveux,

Tendant leur nuque fauve et l’échine en arrière,

Par le lit du torrent et par la fondrière,

Ils s’avancent, froissant les ronces et les houx ;

Et leur sabot fourchu fait rouler les cailloux.

Loin de son bois natal, bien loin de sa montagne,

On l’entraîne, pauvre arbre, à travers la campagne,

Par les prés, aux rayons du beau soleil couchant ! –

Tandis que les oiseaux lui jettent leur doux chant,

Du haut des vieux sapins sur lui courbés en voûte,

Se balançant, sinistre au milieu de la route,

Se heurtant sur les rocs aux angles du chemin,

Bondissant et sautant, comme un cadavre humain,

Il passe, spectre blanc, corps inerte et livide !

Lui, l’amant de la Nuit, si mâle, si splendide,

Qui, dans l’ombre sacrée, au sein du bois profond,

Sur le bord des glaciers, au-dessus du grand mont,

Dans la fraîcheur des cieux, la tête échevelée,

Montait pour embrasser sa maîtresse étoilée !

 

 

                                          II

 

Il eût été moins haut qu’on l’aurait épargné ;

Ce qui l’a dénoncé, ce qui l’a désigné,

Ce sont ses lourds rameaux, sa cime triomphale ;

La cause de sa mort, c’est sa beauté fatale,

C’est son superbe tronc d’écorce cuirassé,

Son corps droit et poli dans les airs élancé,

Dont les milliers de mains à l’hirondelle ouvertes,

Allongeaient leurs grands doigts, palmés de feuilles vertes !

 

Un jour il souriait au doux soleil levant,

Écoutant ses oiseaux, caressé par le vent,

Immobile, perdu dans une vague extase :

Un bruit sinistre et sourd retentit à sa base ;

Le sapin qui rêvait, le front dans le ciel bleu,

Détourné brusquement, penche sa tête un peu ;

Et sur les pieds moussus de sa racine énorme

Aperçoit, se mouvant, quelque chose d’informe :

C’était le bûcheron donnant le premier coup !

La hache brille, tombe et le mord tout à coup ;

Sauvage, elle l’étreint. Le sapin centenaire,

Qui subit la tempête et reçut le tonnerre,

Laisse éclater en bas cet ouragan humain.

L’homme s’acharne à lui ; la cognée à la main,

Blasphémant, piétinant, en furieux, en lâche,

Il frappe : un grondement suit chaque éclair de hache !

Entre l’insecte et l’arbre impassible et narquois,

C’est un duel effrayant dans le calme du bois.

L’homme insulte au colosse ; ivre, pleurant de rage,

Il viole son corps, il monte en son feuillage ;

Il lui coupe les pieds, il lui coupe les bras ;

Il attache à son tronc pour le jeter à bas

Un gros câble de chanvre, et le tire avec force :

Le sang jaune de l’arbre inonde son écorce ;

Les sapins d’alentour contemplent effarés.

 

Adieu torrents, rochers, antres doux et sacrés !

Adieu les mille fleurs, adieu le chant des merles,

Adieu le brouillard rose et ses colliers de perles,

Les baisers du soleil, le silence discret !

Adieu les compagnons de l’antique forêt !

Les rayons de Diane et les sylphes nocturnes,

Quand la nuit sur le bois renversera ses urnes,

Ne viendront plus danser sous son feuillage vert !

Adieu le mont hautain ! le sépulcre est ouvert :

Courbe ton front, vieux roi, voici le glas qui sonne !

Ton feuillage est tombé, c’est ton dernier automne !

 

Soutenu seulement par son énorme poids,

Étalant ses moignons d’où ruisselle la poix ;

Étranglé, suffoquant il jette un sombre râle,

Vacille tout à coup, redresse son front mâle,

Lutte avec désespoir, se cramponne au ciel bleu !...

Mais, assailli par l’homme, abandonné par Dieu,

Épuisé, terrassé par l’effort qui le broie,

Il chancelle dans l’air, se balance, tournoie,

Pivote sur sa base, un instant se débat ;

Puis, mutilé, sanglant, vaincu dans le combat,

Tandis qu’épouvanté s’enfuit le belluaire,

Sur ses débris épars comme un lit mortuaire,

Il tombe, avec un cri de si poignante horreur

Que d’en haut, s’éveillant, l’avalanche en fureur

S’écroule sur le val, gronde, met tout en poudre ;

Et qu’au loin le chamois pour y chercher la foudre

Lève son mufle au ciel et s’arrête étonné ! –

La montagne en courroux pleure son fils aîné.

 

 

                                        III

 

Que va-t-il devenir maintenant le bel arbre ?

Sur des chenets dorés, dans un palais de marbre,

Va-t-il chauffer les pieds de quelque financier ?

N’a-t-il abandonné le mont et le glacier

Que pour être un gibet sur la place fatale,

Dont les blêmes pendus, par la nuit sépulcrale,

Vacilleront dans l’ombre à son triste poteau,

Comme des oiseaux morts à son dernier rameau ?

Va-t-il, sceptre ou pantin, au gré de qui l’émonde,

Amuser un enfant ou peser sur le monde ?

Va-t-il faire la cage étroite d’un pinson,

Qui lui rappellera le bois par sa chanson,

Ou bien bâton d’aveugle, à côté du caniche,

Devra-t-il implorer l’âme du bourgeois riche ?

Sera-t-il le clocher qui brave l’ouragan,

Le trône de César ou la chaise d’Argan,

Le lit d’une Phryné, la croix sainte et divine,

Le carrosse d’un pape ou d’une ballerine ?

Lui, fils du grand air libre et du vaste horizon,

Va-t-il être une porte épaisse de prison,

Ou, sur les flots amers, vers de lointains parages,

Ayant d’autres amours, cherchant d’autres orages,

Mât superbe, élancé, va-t-il être l’orgueil

D’un vaisseau que le vent brisera sur l’écueil ?

Lui, qui si bon portait les doux nids sur sa branche

Et berçait la fauvette et la colombe blanche,

Nid douillet d’un enfant innocent et vermeil,

Va-t-il pencher dans l’ombre et bercer son sommeil,

Ou pour sacrifier la forêt indignée,

Traître, va-t-il servir de manche à la cognée ?

 

 

                                         IV

 

Hélas ! Le sapin mort sera ce qu’on voudra.

Mutilez et brisez le drapeau pris ! Hourra !

La hampe est dans nos mains et n’a plus sa bannière !

Envers le grand lion, sans griffes, sans crinière,

Toute insulte est facile et tout crime permis !

Il n’est plus maintenant qu’un esclave soumis :

On le ploie, on le tord, on le cloue, on l’attache,

On le taille, on le scie, on l’émiette, on le hache,

On souille son cadavre, on profane ses os !...

Dévoré par la flamme ou pourri par les eaux,

Le vieil arbre muet, sans colère et sans rage,

Se résigne au caprice, au mépris, à l’outrage ;

Il couve lentement sa haine dans son deuil, –

Et se venge de l’homme en faisant son cercueil !

 

 

 

Georges de PORTO-RICHE, Tout n’est pas rose, 1877.

 

 

 

 

 

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