Judas
Dans le calme des nuits la lune s’est levée,
Comme un regard limpide au front de l’innocent.
Une croix, au chantier, repose inachevée :
L’ouvrier dort auprès, dans un sommeil puissant.
Sur cette croix, demain, doit mourir un prophète :
Qu’importe au bûcheron ? qu’importe au charpentier ?
Le chef l’a commandée, et les servants l’ont faite ;
Puis ils se sont couchés, en paix, dans le chantier.
Ils dorment. Nul souci ne contracte leurs lèvres,
Et, si de quelque rêve ils entendent la voix,
C’est le cri d’un enfant, petit pâtre de chèvres ;
C’est le chant de l’épouse, en glanant dans les bois.
Ils dorment. Et la nuit, dans un charmant mystère,
Semble, comme une mère au berceau de son fils,
Des langes du repos envelopper la terre,
Et, discrète, veiller sur les cieux assoupis.
Ils dorment. Et tout dort sous le féerique dôme.
La nue a dit : « Silence ! » et le vent s’arrêta.
Tout dort : le doux parfum dont Sinaï s’embaume,
Et la rosée en pleurs que boit le Golgotha.
Une flamme se meurt au foyer de la veille,
L’outil du lendemain tient dans le chêne épais,
Et l’on croit voir planer, dans l’éther qui sommeille,
Un ange harmonieux de silence et de paix.
Seul, un homme, est-ce un homme ? Est-ce un spectre ? Est-ce une ombre ?
Dans le calme des nuits son pas semble égaré ;
Son œil est creux, son front est vert, son cœur est sombre :
Sous le fouet du remords, c’est le crime effaré,
Le sommeil sain et fort que le travail procure,
Vin généreux et franc, ne coule plus pour lui ;
L’enfer est sur sa face et, dans cette âme obscure,
L’insomnie à jamais, flamme sinistre, a lui.
La croix ! il voit la croix ! L’épouvante l’arrête !...
Où fuir ? Il ne peut fuir ! il y semble cloué !
Est-ce Lui : Non, il est libre, et le doux prophète
Dort aussi, dans les fers, au supplice voué.
Non ; mais il le connaît, ce bois d’ignominie ;
Il sait quel juste y doit monter, au point du jour,
Quel cœur profond et vrai, quel noble et doux génie,
Quel apôtre de foi, d’espérance et d’amour !
Il sait... Il était là, souvenirs implacables !
Quand sous la trahison le sage se courbait.
Il tient en main de l’or ! – Les heureux misérables
Qui peuvent s’endormir sur l’infâme gibet !
Il a vu sa tendresse au tombeau de Lazare.
Sa puissance à Cana, sa splendeur au Thabor :
Il sait qui l’a trahi ! il sait – sommeil avare ! –
Quel disciple a vendu son maître pour de l’or.
Il reste là fixé, crispé, la main tendue :
Il voit le condamné, portant sa lourde croix.
Du sanglant Golgotha monter la crête ardue,
Et fléchir sous l’insulte et pâlir sous le poids ;
Il voit mettre à son front la couronne d’épines,
Il entend sur ses pieds les marteaux retentir,
Il voit d’horribles clous percer ses mains divines,
La lance se plonger dans le flanc du martyr ;
Il voit... En pardonnant, le doux apôtre expire !
Ce pardon, dans son cœur, fait grincer les remords !
Et du temple sacré le voile se déchire :
La tombe s’ouvre et rend à la terre ses morts.
– Et cependant tout dort dans la nuit enchantée.
Comme un barde en gondole une lyre à la main,
La lune vogue en paix dans la nue argentée.
La croix, grossier travail, s’achèvera demain.
L’ouvrier peut dormir sur l’œuvre qu’il charpente ;
Mais lui, l’affreux gibet, c’est lui seul qui l’a fait :
Son œuvre inachevé le glace d’épouvante,
Il recule devant l’ombre de son forfait.
Il voit sa trahison devant lui comme un gouffre,
Et, dans la tiède nuit qui double sa terreur,
Cette croix le tient là, comme un bronze qui souffre,
Comme un remords vivant, pétrifié d’horreur.
La mer, la grande mer engloutirait ses rives,
Toute une éternité sur son cœur passerait,
Il n’oublîrait jamais le Jardin des Olives
Où Judas a vendu Jésus de Nazareth.
Charles POTVIN.
Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi
par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,
professeur à l’Université de Liège, 1874.