Le prophète
Tourmenté d’une soif spirituelle,
J’allais, errant dans un sombre désert,
Et un séraphin à six ailes
M’apparut à la croisée des chemins.
De ses doigts légers comme un songe,
Il toucha mes prunelles ;
Mes prunelles s’ouvrirent, voyantes,
Comme celles d’un aiglon effarouché ;
Elles se remplirent de bruits et de rumeurs,
Et je compris le frisson des cieux
Et le vol des anges au-dessus des monts,
Et la voie des reptiles marins sous les ondes,
Et le travail souterrain de la plante qui germe.
Et l’ange, se penchant vers ma bouche,
M’arracha une langue pécheresse,
La diseuse de frivolités et de mensonges,
Et, entre mes lèvres glacées,
Sa main sanglante mit
Le dard du sage serpent.
D’un glaive il fendit ma poitrine
Et en arracha mon cœur palpitant,
Et, dans ma poitrine entr’ouverte,
Il enfonça une braise ardente.
Tel qu’un cadavre, j’étais gisant dans le désert,
Et la voix de Dieu m’appela :
« Lève-toi, prophète, vois, écoute,
Et, parcourant les mers et les terres,
Brûle par ta parole les cœurs des humains. »
Alexandre POUCHKINE.
(Traduction de Prosper Mérimée.)
Recueilli dans Anthologie de la poésie russe
du XVIIIe siècle à nos jours, par Jacques Robert
et Emmanuel Rais, Bordas, 1947.