Les ouvriers

 

 

À Messieurs Chaplain et Théodore Leclerc.

 

 

Dans un de ces quartiers qu’habite l’industrie,

Où les bras sont actifs, où la machine crie,

Un honnête ouvrier, veuf depuis près d’un an,

Vivait avec sa mère et son unique enfant.

Chaque jour du logis partant avec l’aurore,

Pour chasser le chagrin, ce ver qui nous dévore,

Il jetait au travail et ses bras et son cœur ;

Et, quand il revenait, d’un ton plein de douceur,

Il causait longuement avec la vieille femme ;

Des tisons du foyer faisait briller la flamme ;

Prenait sur ses genoux l’enfant, son doux trésor,

L’embrassait pour sa mère, et l’embrassait encor,

Puis un tendre bonsoir terminait la veillée

Et Jacques s’endormait la paupière mouillée.

Dire comme on s’aimait dans ce modeste lieu,

Nul ne peut le savoir, ni le dire que Dieu.

 

Un jour, Jacques partit plus tard qu’à l’ordinaire ;

Plus tendrement encore il embrassa sa mère,

Puis par deux ou trois fois, il revint vers l’enfant,

Le serra dans ses bras, et, d’un pas chancelant,

Il gagna l’atelier. Mais, malgré son courage,

Il ne put ce jour-là reprendre son ouvrage ;

À ses mains qui tremblaient échappa le marteau,

Qui naguère pour lui n’était pas un fardeau,

Il ne le reprit point. On dut le reconduire ;

Le mal fit des progrès, et puis vint le délire ;

En vain des plus doux soins il fut environné,

Le chagrin fut plus fort, il avait tout miné :

Jacques mourut. – Taisons la douleur de la mère,

Les larmes de l’enfant. Mais bientôt la misère,

Fut telle qu’il fallut, pour conserver leurs jours,

Des bienfaiteurs publics implorer le secours.

Ce qui la torturait surtout dans sa tendresse

C’était de voir l’enfant souffrir de sa détresse.

Ah ! prenez-la, mon Dieu, car c’est trop pour son cœur,

Il ne peut supporter cet excès de douleur.

– Mère, j’ai bien du mal. – Qu’as-tu donc, mon pauvre ange ?

– Je crois que j’ai grand-faim, ma tête tourne. – Oh ! mange ;

Prends ce morceau de pain et ce lait. – Et pour toi ?

– Oh ! tu peux manger tout, va, je n’ai plus faim, moi ;

Puis je m’en vais sortir. Il faut nous quitter, Pierre.

Oh ! que n’ai-je déjà ma place au cimetière !

– Comment ? tu dis aussi que tu veux me quitter !

– Oh ! non ; mais avec moi tu ne peux plus rester :

Tu vois, je n’ai plus rien. – Mère, on frappe à la porte.

– Ouvre, c’est le congé sans doute qu’on m’apporte.

C’est vous, Monsieur Étienne ! – Eh ! oui, c’est moi vraiment,

Comment allez-vous, mère ? et comment va l’enfant ?

Eh ! viens donc là, petit. – Doucement il l’attire,

Le prend sur ses genoux, s’efforce de sourire,

Et tout en l’embrassant, des pleurs mouillaient ses doigts.

– J’arrive du pays, j’apprends tout à la fois,

C’est-à-dire la mort avant la maladie.

Pauvres Jacques ! ma femme en est tout étourdie,

Elle viendra vous voir aussi, mais moi j’accours.

Pensais-je en le quittant que c’était pour toujours !

Ah ! c’est un coup terrible !... Allons, mère, courage !

Comment va maintenant votre petit ménage ?

Pas richement sans doute. A-t-on au moins du pain ?

Vous ne répondez pas !... malheur !... les tiens ont faim !

Jacques, on n’y pense pas ! et cependant ta bourse

Toujours pour les amis avait quelque ressource !

Ça n’ira pas ainsi, c’est moi qui vous le dis,

J’en jure devant vous ma part du paradis !

Au revoir, au revoir, à bientôt, bonne mère.

Il laisse quelque argent, puis de cette misère

Il court à l’atelier faire un tableau touchant.

C’est à nous, leur dit-il, d’adopter cet enfant,

De pourvoir aux besoins de cette vieille femme ;

Pauvre Jacques ! cela réjouira son âme.

Quand il fallait donner, il était le premier ;

Il ne sera pas dit que, dans tout l’atelier,

On ne pourra trouver chaque mois une somme

Pour soutenir la mère et l’enfant d’un brave homme.

Çà donc, que l’on s’inscrive ; allons, dix sous, vingt sous ;

Le patron mettra bien quelque chose avec nous.

Et tous ces braves gens s’empressent de souscrire,

Qui pour moins, qui pour plus. Hâtons-nous de le dire,

Oui, disons-le bien haut, sous ces rudes dehors

Il est de nobles cœurs, véritables trésors.

N’en soyons pas surpris, la nature sereine

Place souvent du miel dans l’écorce d’un chêne.

– Gloire donc, gloire à toi magnanime ouvrier,

Près de toi le malheur n’a point à supplier.

Tu le comprends d’un mot. Vous en êtes l’exemple

Vous qu’ici mon regard en cet instant contemple

Vous voulez joindre, allant au-devant du malheur,

L’offrande de la bourse à l’offrande du cœur.

Soyez bénis en tout ; qu’au cercle de famille,

Vous ayez de bons jours, où la gaîté pétille ;

Que des vils séducteurs Dieu garde vos sentiers ;

Que son amour rassemble à vos heureux foyers

Les biens qui font la vie et plus douce et plus chère,

L’aisance du travail, et l’amitié sincère.

 

 

 

Louise PRIOU.

 

Recueilli dans la Tribune lyrique populaire en 1861.

 

 

 

 

 

 

 

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