Abel

 

 

Je crois à ta justice autant qu’à la clémence,

Père, en qui tout s’achève, en qui tout recommence,

Foyer mystérieux d’où rayonne l’amour

Plus doux et plus puissant que les clartés du jour ;

Toi que le riche oublie et que le pauvre adore,

Qui du nord au midi, du couchant à l’aurore,

Sur les enfants pervers étends avec bonté,

Comme un voile serein, ta longanimité !

    Dieu juste, qui retiens dans tes mains paternelles

L’inévitable essor des foudres éternelles,

Tu permets qu’un moment l’orgueil ait ses palais,

La vertu ses bourreaux, le crime ses valets ;

Mais tu venges l’affront de toute âme insultée,

Et réserves ta grâce à qui l’a méritée.

 

L’homme a fait de ce monde, où tu semas tes biens,

Une arène de deuil, que les premiers chrétiens

Ont arrosée en vain de leur féconde artère,

Et qui nous sollicite à maudire la terre.

Ah ! c’est nous, fils ingrats, qu’il faudrait accuser !

De ses flancs maternels, sans jamais l’épuiser,

Nous arrachons le fer, dont nous armons nos haines,

Ces métaux oppresseurs, qui font aussi des chaînes,

Et partout, d’un sang pur inondant ses guérets,

Nous immolons l’amour à nos vils intérêts.

L’amour ! infortunés ou lâches que nous sommes !

Est-il hors de sa loi quelque bien pour les hommes ?

Quel désir généreux pourra lès enflammer,

Si leur premier besoin n’est pas de s’entr’aimer ?

Hélas ! nous décrétons nos forfaits légitimes,

La terre à tes regards se couvre de victimes,

Et seul tu reconnais, quand nous avons vécu,

La cendre du vainqueur et celle du vaincu.

 

C’est aussi pour toi seul que la prière ailée,

Dieu du faible, s’élève à la voûte étoilée ;

Rien n’empêche, du moins, la prière et la foi,

L’espérance et l’amour d’atteindre jusqu’à toi.

Nous t’adorons, Seigneur, dans ta magnificence,

Tout proclame ici-bas ta gloire et la puissance :

Ces mondes lumineux par ton souffle animés,

Innombrables soleils dans l’infini semés ;

Ces océans fougueux, qui seraient indomptables

Si ta main n’enchaînait leurs élans redoutables ;

Ces nuages flottants, cet air subtil et pur

Où la lumière d’or se fond avec l’azur ;

Les souffles de l’éther, dont la suave haleine

Vient des cieux jusqu’à nous, court des monts à la plaine,

Et fait, en caressant la rose des buissons,

Sous son aile charmante ondoyer les moissons ;

Cette grande nature, éternelle harmonie,

Qui des plus fiers humains confondit le génie,

C’est ta création, merveilleux monument,

Dont nous levons un coin du voile seulement,

Et que l’œil, impuissant à mesurer le temple,

À travers l’idéal avec effroi contemple.

Hommes, à nous l’extase, à nous l’humilité ;

À toi l’espace, à toi, Seigneur, l’immensité !

 

De ce globe où, mortels, tu nous donnas de vivre,

Parmi tant de trésors dont le regard s’enivre,

L’homme a fait pour son frère un séjour de douleurs,

Qu’il rougit de son sang ou mouille de ses pleurs.

Oh ! Caïn lève encor son bras gonflé de haine !

Rien n’est changé, Seigneur, dans la famille humaine ;

Le cadavre d’Abel offense encor tes yeux,

Et son sang répandu monte encor vers les cieux.

Caïn, Caïn, réponds, qu’as-tu fait de ton frère ?

 

Mais l’égoïsme règne, et rien ne vient soustraire

À son sceptre d’airain le peuple consterné,

Qui courbe en frémissant son front découronné.

Malheur à nous, chrétiens, si le siècle où nous sommes

S’agite en vains efforts pour le bonheur des hommes ;

S’il refoule en son cœur les généreux instincts

Dont l’essor comprimé fait gémir nos destins !

Malheur, si, dédaignant les pauvres qu’il opprime,

Sa gloire est un fantôme et sa puissance un crime !

 

L’égoïsme effronté pousse, d’un doigt brutal,

Les mornes travailleurs dans le chemin fatal

Du labeur sans espoir, des sueurs infécondes,

D’un enfer ignoré même des anciens mondes.

Il dit à cette foule, en se croisant les bras :

Pour moi tu vas souffrir, et pour moi tu mourras ;

Je veux jouir des biens que le soleil éclaire ;

À flatter mes besoins mérite un vil salaire ;

Travaille, use les jours que Dieu t’a départis,

Mets ta gloire à doubler mes larges appétits ;

Le travail est ton lot, qu’il soit ton habitude :

Il n’est rien entre nous, hormis ta servitude :

Qui me parle d’amour et de fraternité ?

La loi de l’univers, c’est l’inégalité.

Si décembre a pour toi des rigueurs que j’ignore,

Du printemps désiré j’attends en paix l’aurore :

L’hiver à mon foyer s’égaye, et les plaisirs

Viennent, folâtre essaim, captiver mes loisirs.

Nous naissons, en un mot, pour des destins contraires :

Tu pleures, je souris ; comment serions-nous frères ?

 

Ô peuples, que toujours l’égoïsme insulta,

Songez au Dieu sanglant, songez au Golgotha !

Détournez vos regards d’un monde périssable ;

Laissez, laissez l’impie établir sur le sable

L’abri mal assuré des fragiles grandeurs,

Et réservez pour vous ces divines ardeurs,

L’espérance et la foi, célestes messagères,

Qui font la prison large et les chaînes légères ;

L’une de tout calice adoucissant le fiel,

Et l’autre mariant la terre avec le ciel.

Aimer, espérer, croire, et souffrir sans murmure,

C’est revêtir son cœur d’une invincible armure,

C’est combattre sans glaive et défendre la croix,

Peuples, c’est triompher pour le maître des rois.

Vous êtes ses élus dans la sainte patrie ;

Car votre frère, à vous, c’est le fils de Marie ;

C’est l’homme de douleur, c’est ce pauvre divin

Que les infortunés ne priaient pas en vain.

Vous êtes les petits qu’il aime et qu’il apaise ;

Il réclame une part du fardeau qui vous pèse ;

Il a frayé pour vous le douloureux sentier

Qui mène à l’avenir son peuple tout entier :

Les pauvres, les proscrits, les martyrs de la vie,

Tous les déshérités, dont l’âme inassouvie

Au foyer du bonheur aspire incessamment,

Comme la flamme en haut cherche son aliment.

 

 

Auguste PUJOL.

 

Recueilli dans Morceaux choisis des poètes belges,

B. Van Hollebeke, Namur, 1874.

 

 

 

 

 

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