Vision
À Armand Mercier
Par un matin d’avril à l’heure où tout palpite,
Que la nature émue en un frisson s’agite,
Souriant au réveil sous son manteau d’azur,
Et que l’âme des fleurs s’exhale dans l’air pur,
J’errais, le front courbé, l’âme lasse et meurtrie,
Suivant vers le passé ma morne rêverie,
Et je sentais en moi le blasphème gronder
Et tout un océan de mépris déborder ;
Et je songeais toujours, quand des fleurs et de l’herbe
Surgit devant mes pas comme une blanche gerbe
Faite de larges fleurs étoilant le gazon :
C’était un cimetière.
Étrange floraison !
Un rayon pâle et doux qui dorait un vieil arbre,
Mettait une auréole au front d’un saint de marbre ;
Le zéphyr, en passant, réveillait les rameaux,
Courbant sous son baiser la fleur des blancs tombeaux.
Et dans ma sombre nuit tout à coup vint à luire
Un peu de cet azur qui semblait me sourire.
Le blasphème impuissant se heurtait à la mort ;
Sereine elle disait : « Silence ! ici tout dort. »
Un charme amer et doux me retint immobile ;
Haletant, j’écoutais comme il faisait tranquille,
Mystérieuse étreinte où la mort frissonnant,
Troublée en son repos par ce jour rayonnant,
Se réchauffait, livide, aux amours printanières.
L’air vibrait, tout chargé de baisers, de prières ;
À l’autel de la Mort, la vie en triomphant
Secouait sur le monde un flambeau dévorant.
Je sentis ma douleur s’envoler de mon âme,
Comme un oiseau funèbre effrayé de la flamme ;
J’oubliai ces longs jours noirs de doute et d’horreur,
Où seul, désespéré, maudissant son erreur,
Pleurant l’illusion si trompeuse et si belle,
L’homme déçu toujours, confiant et fidèle,
S’affaisse dans la lutte, accablé, tout sanglant,
Le cœur plein de débris, et l’âme de néant.
Je n’étais plus qu’un marbre au regard immuable,
Fixé sur l’invisible, et du froid ineffable.
De ces gardiens des morts mon être s’engourdit,
Pénétré doucement d’un sommeil de granit !
Je vis avec l’esprit se presser dans l’espace
Le semis fécondant des âmes que Dieu chasse
Dans le nouveau sillon, germes de l’avenir,
Fragments de l’infini.
Puis vint le Souvenir,
Vision du Passé, dont le masque est étrange :
Extase et cauchemar, souriant profil d’ange
À la paupière humide, et soudain grimaçant,
Haineux, sombre et tragique.
Un chaos menaçant
Fait d’éclairs et de nuit, de choses innomées,
Envahit l’horizon, larmes inanimées,
Informes et dormant au sein de l’avenir
Jusqu’à l’éclosion qui doit les réunir.
Une puissante main dans l’espace étendue
Tenait un arc immense, et, de loin entendue,
Une voix cria l’heure, et la flèche vola :
C’était l’arc du Destin.
Mon esprit se troubla,
Étreint par l’invisible, à cette voix profonde
Tombant dans l’infini comme un écho qui gronde.
Je ne vis pas peser nos sombres passions,
Et je n’entendis pas le cri des nations.
Comme un torrent gonflé, débordant sur la plaine,
Ravage la moisson, l’espoir de tant de peine,
Et, brutal, la mutile aux cailloux de son lit,
Ainsi le Temps rapide abat, brise et détruit
Les projets mûrissants, l’idéal, l’espérance,
Et roule dans son cours la joie et la souffrance,
Les peuples éperdus, broyés en tourbillon
Jusqu’à l’éternité.
L’orgueil, l’ambition,
Le fracas des plaisirs, tout s’éteint et tout passe,
Indistinctes vapeurs s’effaçant dans l’espace.
Le 19 mars 1887.
Léona QUEYROUZE.
Recueilli dans Anthologie de la poésie louisianaise,
textes choisis et présentés par les étudiants de français
de Centenary College of Louisiana,
sous la direction de D.A. Kress et Rebecca Skelton,
Éditions Tintamarre, 2010.