Les prophètes
Dans un temps qu’à des jours et tranquilles et longs,
À des fertiles champs, à des troupeaux féconds,
Il semble que le Ciel ait borné ses promesses,
On voit, ambitieux de plus nobles richesses,
Des hommes pleins du Dieu dont ils sont inspirés.
Errants, de peaux couverts, des villes retirés,
Ils n’y vont quelquefois, ministres inflexibles,
Que pour y prononcer des paroles terribles.
Aux Rois épouvantés ils n’adressent leurs voix
Que comme ambassadeurs du Souverain des Rois.
Chassés, tristes objets d’opprobres et de haines,
Déchirés par le fer, maudits, chargés de chaînes,
Dans les antres cachés, contents dans leur malheur
De se rassasier du pain de la douleur,
Admirables mortels dont la terre est indigne,
Ils répètent que Dieu rejettera sa vigne,
Que sur une autre terre, et sous un ciel nouveau
Le loup doit dans les champs bondir avec l’agneau.
Ils répètent que Dieu, las du sang des génisses,
Abolissant enfin d’impuissants sacrifices,
Verra la pure hostie immolée en tous lieux.
La terre produira son germe précieux.
Du Juste de Sion, que les îles attendent,
Déjà de tous côtés les rayons se répandent.
De son immense gloire ils sont environnés,
Quand par un autre objet tout à coup détournés,
Ce juste à leurs regards n’est plus reconnaissable.
Sans beauté, sans éclat, ignoré, méprisable,
Frappé du ciel, chargé du poids de nos malheurs,
Le dernier des humains, et l’homme de douleurs,
Avec des scélérats, ainsi que leurs complices,
Comme un agneau paisible on le mène au supplice.
Quel autre que le Dieu qui dévoile les temps
Présentait à leurs yeux ces tableaux différents ?
Ils nous font espérer un Maître redoutable,
Le Prince de la Paix, le Dieu fort, l’Admirable :
Son trône est entouré de rois humiliés :
Ses ennemis vaincus frémissent à ses pieds :
Son règne s’étendra sur les races futures :
Sa gloire disparaît, et couvert de blessures,
C’est le pasteur mourant d’un troupeau dispersé.
En contemplant celui que ses mains ont percé,
Saisi d’étonnement, un peuple est en alarmes :
La mort d’un fils unique arrache moins de larmes.
David qui voit de loin ce brillant rejeton,
Plus sage, plus heureux, plus grand que Salomon,
Du sein de l’Éternel sorti avant l’aurore,
Dans l’horreur des tourments David le voit encore.
Du roi de Babylone admirable captif,
À deux objets divers Dieu te rend attentif.
Élevé sur son trône, à son fils qui s’avance
Il donne à haute voix l’empire et la puissance.
Mais tout change à tes yeux : ce fils est immolé,
Le Christ est mis à mort, le lieu saint désolé ;
Le grand Prêtre éperdu dans la fange se roule.
Tout périt, l’autel tombe, et le temple s’écroule.
C’est ce même captif qui voit tous à leurs rangs
Pareils à des éclairs, passer les conquérants.
Il voit naître et mourir leurs superbes empires.
Babylone, c’est toi qui sous le Perse expires.
Alexandre punit tes vainqueurs florissants.
Rome punit la Grèce et venge les Persans.
Elle renversera toute grandeur suprême,
Et le marteau fatal sera brisé lui-même,
Ô Rome, tes débris seront les fondements
D’un empire vainqueur des hommes et des temps.
Louis RACINE.
Recueilli dans Poètes de Jésus-Christ,
poésies rassemblées par André Mabille de Poncheville,
Bruges, Librairie de l’Œuvre Saint-Charles, 1937.