La moisson
EN ROUERGUE
Le soleil de ses feux embrasait l’horizon ;
L’alouette chantait, la terre était brûlante.
Le fermier surveillait les gens de sa maison,
Sous la chaleur torride et dès lors accablante.
Au champ, des étrangers, presque tous albigeois,
Étaient courbés ; près d’eux des femmes ou des filles ;
S’ils parlaient rarement, ils juraient quelquefois,
Quand une pierre blanche ébréchait leurs faucilles.
Ruisselants de sueur, ils couchaient les blés d’or,
Et les épis tombaient pour devenir des gerbes ;
Et plus loin, dispersés, s’apercevaient, encor,
Des enfants qui glanaient dans le chaume et les herbes ;
Et les gens qui passaient auprès des moissonneurs,
Témoins de ce labeur et de cette abondance
Qui permettait de faire une part aux glaneurs,
Louangeaient, à la fois, l’homme et la Providence.
Après avoir brûlé les ronces dans ce champ,
L’homme avait épierré, semé la bonne terre ;
Dieu l’avait à son tour parée, en la jonchant
D’épis blonds et des fleurs si fraîches de sa serre.
Les miséreux pouvaient y glaner quelque grain,
Puisqu’au fermier le Ciel épandait ses largesses,
Et puisque Dieu, pour tous, ouvrait ici sa main
Qui bénit le travail et départ les richesses.
Et devant la moisson je songeais à mon tour :
J’y croyais voir tous ceux qui peinent en ce monde,
Épars sous le soleil et courbés tout le jour,
Mais dont l’œuvre est ingrate au lieu d’être féconde.
Je songeais aux vaillants, qui tombent en luttant,
À tous ces travailleurs qui restent mercenaires,
À ces déshérités qui geignent en chantant,
À ces petits glaneurs qui sont de pauvres hères.
Quand les épis sont mûrs, qu’importe le labeur,
Ou bien le poids du jour, pourvu qu’on les moissonne,
Et qu’on puisse enfermer quelque part, près du cœur,
Les trésors et les biens que la terre nous donne !
Je songeais aux Booz, ces maîtres, si nombreux,
Dont les vastes maisons et les granges sont pleines,
Que les vertus de Ruth ont fait bons, généreux,
À ces compatissants qui partagent nos peines.
Je songeais à ces blés qu’on moissonne partout,
Au laurier qui fleurit au champ de la science
Et sur le champ d’honneur, où la gloire est debout,
Mais ou meurt le soldat pour l’amour de la France.
Et dans cette moisson de pavots tout sanglants,
De lys blancs, de bleuets et d’autres fleurs encore,
De grands épis fauchés, – des nobles combattants
Je croyais voir le sang plus rouge que l’aurore ;
Et, dans ces trois couleurs, le drapeau des vainqueurs,
Qui semblait étendu sur ce champ de bataille,
Où saignaient, à la fois, des hommes et des fleurs,
Auprès d’une faucille et sur les tas de paille.
Edmond RAILHAC.
Paru dans L’Année des poètes en 1897.