Saisons mystiques
I
Mon Souvenir, donnant la main à mon Regret,
d’un pas que rend tremblant le faix lourd des années,
s’en va dans le jardin funéraire et secret
où mon Passé repose entre les fleurs fanées.
Dans le secret jardin de mon âme, parmi
les débris d’une fête autrefois si jolie,
mon Souvenir avec le Regret son ami
ne trouvent que l’automne et sa mélancolie.
Et, tandis qu’autour d’eux les feuilles tombent dru,
le chant du vent, le noir du soir, la peur de l’heure
étreignent, dans le deuil du bonheur disparu,
mon Souvenir qui songe et mon Regret qui pleure !
II
Les mauvais souvenirs de ma vie, en cohue,
dévalent dans mon âme et mon âme devient
un sombre champ de guerre où leur foule se rue...
De ma paix dévastée il ne subsiste rien.
J’avais cru disparus leurs bataillons barbares ;
ils n’étaient qu’embusqués dans l’oubli, tous en moi.
Mon esprit retentit de leurs rauques fanfares
et voici que ma joie en est morte... Eh bien, soit !
Étends sur moi ton règne implacable, ô tristesse !
tristesse dure et douce à qui s’est résigné.
Si rigoureusement que ton arrêt me presse,
mon équitable orgueil l’aura contresigné.
III
Cette chambre, où l’effroi d’un deuil brusque est tombé,
demeura close, après la sombre Visiteuse.
L’horloge y marque une heure immobile et menteuse.
Seul, un cyprin survit dans le bocal bombé.
La poussière uniforme éteint, sur les surfaces,
l’image qui doublait les choses d’alentour ;
et le miroir languit de ne plus voir le jour
lui montrer des yeux clairs et de riantes faces.
Un lis reste fané dans le grès sec et penche...
Seigneur, voyez mon âme en pareil désarroi !
Ah ! revenez ! Ouvrez sa porte ! Et qu’elle soit
comme un matin d’été par quelque beau dimanche !
IV
L’heure sombre se traîne alanguissante et lente
qui s’envolait jadis en joyeux instants courts ;
l’heure infiniment lasse et longue se lamente :
le Temps me verse de l’ennui depuis des jours.
Vous m’avez retiré, Seigneur Dieu, votre joie...
Que serviraient les mots de révolte et les cris ?
J’attendrai le retour du soleil sur ma voie
pour retrouver du charme aux choses que j’écris.
Je sais que sans souffrance une âme est inutile.
Si, dans votre creuset, la mienne brûle encor,
c’est pour être, au sortir de la trempe subtile,
forte comme l’acier et pure comme l’or !
V
Seigneur, vous voyez clair en mon obscurité
et votre œil est trop grand pour que je dissimule
le fond boueux et noir de mon iniquité...
Donnez-moi donc un cœur selon votre formule !...
Un cœur humble, orgueilleux de son seul repentir ;
un cœur pauvre, opulent de sa seule indigence ;
et qui saura, demain et toujours, consentir
à vous aimer honnêtement, sans négligence.
La vase stagne au lit de l’étang ; et pourtant,
il reflète le ciel au fil de sa surface...
Si votre amour baignait ma pauvre âme, à l’instant,
vous pourriez, ô Seigneur ! y mirer votre face.
VI
Je connais, en un coin du faubourg où nous sommes,
une ancienne chapelle au parfum d’encensoir ;
et de très humbles gens viennent là, chaque soir,
dévotieusement prier Dieu, loin des hommes.
Ils ignorent la ville et cet enivrement
qui rend les cœurs amers et les fronts taciturnes.
L’inexprimable paix des prières nocturnes
dans leur âme naïve entre profondément.
Ah ! bienheureux l’esprit chargé de foi plénière !
qu’une lampe d’autel inonde de clarté :
en lui règne l’espoir de l’éternel Été,
et l’aurore des cieux y brille, printanière !...
VII
Oui, dans l’enclos désert, gloires abandonnées,
les roses s’effeuillaient près des lis assombris ;
et, de ce deuil, sur l’or des pelouses fanées,
le vent amoncelait les somptueux débris.
Ainsi que le parfum, l’espérance était morte
de revoir le jardin, comme autrefois, fleurir :
trop d’automne et de gel avait franchi sa porte
pour qu’une sève encor pût le reconquérir.
Mais, suprême fleuriste inattendu, vous vîntes,
Jésus ! ranimant tout de votre feu vainqueur !
Depuis, sous votre grâce et votre garde saintes,
renaît le cher jardin, le jardin de mon cœur...
VIII
Maintenant, le bonheur d’être un enfant qui prie
me comble, jour à jour, de la gaîté de mai :
comme la route en fleurs mon âme est refleurie
et de l’odeur des bois je me sens parfumé.
Car, mon printemps c’est Vous, et c’est Vous ma rosée !
Vers Vous, tout mon amour, comme une floraison,
s’élève !... Et, telle une eau limpide et reposée,
coule en nappes de paix ma tranquille oraison.
Chantez, voix de l’oiseau nouveau ! Chantez, ramure,
l’air sommeillant du soir ou l’éveil du matin !
Mais, rien n’égalera la douceur du murmure
qui monte de mon cœur vers un ciel moins lointain.
IX
À UN DOMINICAIN
Que ton verbe puissant et multiple et sonore
fasse claquer le Vrai, dans l’air, comme un drapeau !
Et, vêtu de clarté, charme qui seul l’honore,
qu’il laisse aux vils rhéteurs le fard et l’oripeau.
Mais toi, disciple exact du saint Prieur de Prouille,
baigne l’aridité du vocable prêcheur :
le mot qui doit couler dans le cœur du pécheur,
qu’une larme d’amour et de pitié le mouille !...
Pour celui dont la foi marche d’un pas tremblant
(les âmes ont leur nuit où trébuche plus d’une),
sois le rayon d’en haut qui fait le chemin blanc,
ô Frère ! et que ta robe ait l’air d’un clair de lune !
X
J’ai dans mon souvenir, miraculeuse et fraîche,
comme une fleur vivace en un jardin fané,
cette heure d’autrefois où je vous ai donné
le tardif abandon d’un cœur longtemps revêche.
Où je vous ai donné, selon votre vouloir,
Seigneur du bon accueil et Dieu de l’indulgence,
un cœur d’humilité devant son indigence
et, devant votre amour si riche, un cœur d’espoir !
Ô merveilleux effet des grâces les meilleures !...
Désormais, que le jour soit d’automne ou d’été,
celle qui vint à moi pleine d’éternité
sera l’heure bénie entre toutes mes heures !
XI
Comme le papillon sort de la chrysalide,
quand mon âme, battant de l’aile avec émoi,
renversera l’effort de mon corps invalide
et pour voler vers Dieu s’échappera de moi,
il se peut qu’éblouie, affolée, éperdue,
devant tant de lumière ouverte brusquement,
elle aille tournoyer dans l’immense étendue
sans trouver le chemin du divin ralliement ;
à moins que, délaissant la splendeur éternelle,
la Vierge, en souvenir de notre monde obscur,
ne vienne la héler de sa voix maternelle
et lui faire un écran de son manteau d’azur !
XII
CAUCHEMAR
Être aveugle : ne plus vous contempler, couleurs,
jaune, vert, violet, rouge et bleu... vains fantômes !
et ne pouvoir, hélas ! que vous toucher, ô fleurs,
en devinant votre beauté par vos arômes !
Inutiles sanglots !... Désespoirs superflus !...
Ô toi qui m’as doré mon enfance première,
lumière, émoi des yeux, rire du ciel, lumière,
c’est fini – tout est noir !– je ne te verrai plus !
Je m’éveillai, vainqueur de ces terreurs fictives...
– Seigneur ! Soleil de l’âme en toute adversité,
illuminez, d’abord, ceux dont la cécité
a muré sans retour les prunelles captives !
XIII
VIATIQUE
Le dernier soir enfin paraît de tout ce temps
qu’a vécu mon désir, loin de Vous, sans murmure,
dans l’isolement sombre où la douleur m’emmure ;
et Vous me reviendrez demain... Je Vous attends.
Cette âme de malade, inquiète et brisée,
va rajeunir d’un coup, je le sens, je le veux,
quand s’en ira vers Vous, en mystiques aveux,
la réserve d’amour que j’ai thésaurisée.
Vous avez tout prévu pour que l’instant soit doux !
Pourtant, vous savez bien que je n’ai pas coutume
de goûter votre Pain sans relent d’amertume...
Mais, si je pleure, au moins, ce sera près de Vous !
XIV
Ah ! le lit d’hôpital, dans la demi-lumière ;
les drogues qu’un halo de terreur entourait ;
la voix basse, les pas furtifs de l’infirmière
lorsque pour moi la Mort tenait son baiser prêt !
Maintenant, c’est la vie et, dans mes yeux, la flamme !
Ma bouche s’apparente aux fruits mûrs qu’elle mord ;
la faim entre les dents, je ris clair à la Mort.
Le lien s’affermit de mon corps à mon âme.
Je me répète, ô Mort, les mots que tu m’as dits,
ô fiancée !... afin que le jour où, très tendre,
tu reviendras, d’un geste amoureux, me surprendre,
ma lèvre garde encor ton goût de paradis.
XV
Fièvre et douleur, délire et peur, cortège infâme
du sombre mal, démons acharnés sur mes pas,
vous êtes enfin loin ! – et l’aile du Trépas
de son velours obscur n’effleure plus mon âme.
Je disais : ô Printemps, je ne te verrai plus !
et voici mai, sollicitant mon allégresse...
Hélas ! pour moi : je sens qu’une langueur oppresse
le cœur exubérant qu’il faudrait... Ah ! Jésus,
ne serait-il pas mieux que la route suivie
m’eût fait descendre, alors, dans l’au-delà du jour,
s’il est vrai qu’insensible au feu de votre amour
et plus froid que la Mort, je reste dans la vie !...
XVI
Pour la première fois mangeant le Pain mystique,
le front auréolé de quelle grave ardeur !
les enfants, ce matin, emplissent de candeur
la chapelle fleurie où monte leur cantique.
Ils ignorent les mots savants du manuel.
Mais l’ampleur de leur foi couvre leur ignorance ;
et, pour recevoir Dieu captif de l’Apparence,
leur cœur est neuf, leur âme est blanche ! – Emmanuel,
vous n’avez jamais eu, dans l’humaine patrie,
de tabernacle orné d’un plus réel amour,
ni de plus chaste enclos, depuis votre séjour
au sein immaculé de la Vierge Marie !
XVII
Cette enfant que la mort à votre ciel convie,
au bout du chemin d’or tracé par votre amour,
n’a marché qu’en votre ombre, ô Seigneur ! et sa vie
ne fut pas moins candide un jour qu’un autre jour.
Ni plainte ni regret sur sa lèvre épuisée
où chanta votre nom tant de fois et si doux !
Rien n’a contaminé la corolle brisée
dont le dernier parfum s’évapore vers vous.
Et, sans qu’elle ait besoin de suprême amnistie,
vous l’attendez, Seigneur, dans l’éternel abri...
J’allumerai, devant son cadavre fleuri,
le beau cierge ouvragé de sa première hostie !
XVIII
Ô caps puissants ! dominateurs de l’eau profonde,
majestés que revêt la pourpre du granit !
Ô pics vertigineux, diadèmes du monde,
sommets où l’aigle seul peut accrocher son nid !
Je vous ai conservés dans mes yeux, paysages,
en vous quittant, mélancolique, en vous quittant,
plein de l’emprise encor de vos grandes images,
qui retiennent captif mon esprit inconstant.
De même qu’un poète, au bas de l’écriture,
met son nom triomphal, ô Monts, en vous créant,
Dieu, d’une main contente, a signé la Nature,
apposant au chef-d’œuvre un parafe géant !
XIX
D’où vient l’alignement de vos doubles rangées,
dont le contour harmonieux monte et descend,
montagnes, qu’on prendrait pour des vagues figées
quand le monde liquide était incandescent ?
C’est que, durant le temps des premiers millénaires,
avant d’être assigné chacun en son milieu,
les éléments, amas de monstrueux tonnerres,
rendaient, à leur façon, un culte au Seigneur Dieu.
Et l’univers, le jour qu’il comprima sa forme,
a fixé votre immense élan matériel,
montagnes, monument de la prière énorme
que le cœur de la terre exhalait vers le ciel !
XX
Le suprême rayon du couchant d’aujourd’hui
sous la nuit qui le chasse en ténèbres se mue.
Vainement l’horizon, dont la ligne remue,
prolonge éperdument sa lueur d’or qui fuit.
C’est l’heure où, jaillissant de la terre dormante,
tout un monde, éveillé par l’ombre, va grandir ;
et les yeux clairs de Dieu te verront resplendir,
religion nocturne, autant que l’autre aimante.
Humbles êtres cachés qu’effrayait le soleil,
maintenant, leur murmure envahit le silence ;
vers l’Adoré leur culte à demi-voix s’élance
pour ne pas déranger l’universel sommeil !...
XXI
Ce long déclin d’automne était alanguissant :
rapides, dans le ciel frileux, couraient les nues ;
le vent se plaignait comme un désir impuissant,
et la prairie et la forêt frissonnaient, nues.
Mais, j’avais le cœur plein de naguère : des jours
qu’octobre ensoleillé dans la campagne apporte,
quand, pour mieux respirer l’âcre odeur des labours,
nous laissions, jusqu’au soir, grand ouverte la porte.
Ô toi, qui me feras à décembre pareil,
Vieillesse ! garde-moi la vue intérieure !
Qu’un spectacle passé de joie ou de soleil
rende mon âme encor lumineuse et meilleure !
XXII
Automne téméraire, ah ! pourquoi revenir
tenter mes vers encore et leur mélancolie ?
Tes sèches frondaisons, que la brise exfolie,
couvrent d’un linceul d’or l’estival souvenir.
Les blancs frissons poudrés, matinale rosée
sur le velours ardent des roses, où sont-ils ?
Un parfum lourd éteint vos arômes subtils,
fleurs, sur qui la splendeur mortuaire est posée.
Et, polychrome, avec ses teintes au ton cru,
c’est en vain que l’automne étale tant de gloire :
il n’effacera pas de ma chaude mémoire
le vestige obstiné de l’été disparu !
XXIII
Il neige ! Et tu reviens dans nos vastes cantons,
avec ta monotone et froide nonchalance,
Hiver au long manteau, berger blanc de silence,
qui mènes paître aux champs tant de petits moutons !
Tu ne veux pas de terre autre qu’immaculée...
Comme je t’aimerais si tu n’étais que blanc !
Mais ton règne est fatal et ce troupeau tremblant
se couche pour mourir sur ta route gelée.
Feutrant tes pas d’argent de vallon en vallon,
tu caches un cœur dur sous ce dehors candide.
Et c’est pourquoi, malgré ton allure splendide,
le chevalier Printemps te chassera, félon !
XXIV
Image de la Mort muette et blanche et froide,
Hiver, par qui le sol est drapé d’un linceul,
je serai, comme toi, silencieux et seul,
un jour, lorsque la vie aura fui mon corps roide.
Indifférent proscrit des terrestres saisons,
sans savoir si leur joie est abondante ou brève,
dans l’immobilité, j’attendrai que se lève
une aurore nouvelle aux divins horizons.
Car, pour un renouveau sans fin, que Dieu déploie,
ce corps remontera des temporels instants ;
ainsi qu’après l’hiver reviennent le printemps,
le clair été qui rit, l’automne qui festoie.
Lucien RAINIER, Avec ma vie,
Montréal, Éditions du Devoir, 1931.