Élégie à Andrei Tarkovski
par
Jean-Luc RAYNAUD
Je veux chanter cet homme dont l’esprit artésien faisait jaillir l’eau de l’âme en état de nature pure.
Je veux prier, au fruit de la nuit, devant l’image arrêtée de son visage, l’Icône de sa face froncée, plissée comme l’amande d’une pêche dépouillée de sa pulpe. Il ne faut pas être dupe de ces rides. Ni la douleur, ni l’âge, mais le dénuement de l’âme, sa tragédie. La chair a émigré dans le corps de l’œuvre, laissant à ciel ouvert le noyau du visage, – plus fécond que le duvet des joues, promesse ardente de l’arbre qui grandira dans la poitrine de ceux qui l’ont aimé, puis compris – en qui fermente son esprit.
Que son Sacrifice soit la demeure et l’évangile d’un amour et d’une révolte dont nous ne seront jamais quittes, nous du cinématographe.
Que la fécondité de ses images engendre d’autres images fécondes.
Que soit sauvegardé l’esprit de la Terre, dont il fut le grand portraitiste ; le graveur d’hiéroglyphes inépuisables, d’images parfois vides d’hommes mais pleines de vie ; le maître-verrier de ces miroirs qui ne nous reproduisent pas mais nous rendent l’âme pacifiée, opacifiée, indéchiffrable du monde. Lui, cet œil ouvert dans l’élémentaire matière, et qui chante l’opéra du sol. Lui, le serviteur d’éternité debout devant les Maîtres du temps moderne.
Je l’ai admiré. Je vivrai, fort de sa mort, c’est-à-dire de son œuvre. Afin de garder en moi une réserve d’altitude à laquelle puiser lors de mes accès de ténèbres.
Toujours à l’écoute de l’eau qui coule, s’égoutte, se distille, ruisselle, gargouille, suinte, brûle, à lui je penserai. Il a su faire trembler le monde, halluciner le monde avec la pluie, à telle enseigne qu’il me semble prendre part à tous les concerts des eaux. Il est présent dans les gouttières, les seaux, les sources, les averses, les cascades, les flaques, les fondrières. Seul un grand artiste parvient à s’immiscer dans un phénomène de la nature, à s’y enfouir, s’y dissoudre, s’y réincarner. Assurément Tarkovski restera l’un des Noms Propres de l’Eau.
Il aura fiancé le temps avec l’eau vive des images, ses images comme autant de clepsydres d’un nouveau livre d’heures où le temps s’écoule et pressent, sous l’enveloppe d’un tel regard, la Statue s’ébaucher en lui qui sera le Plan. La Plante devrais-je dire, tant la sculpture du temps s’y anime d’une vie propre, sanguine, organique. Car à leur source les images surent donner la vie, surent l’épauler dans son acte d’éclosion. Il arrive encore que l’œil d’un homme s’ouvre comme un œuf. L’œil en forme d’œuf porte en germe un animal vivant que nous appellerons Image. CAR VOIR C’EST CONCEVOIR et il importe de regarder les choses avec la sollicitude d’une sage-femme, les aider à naître, à renaître en nous, les couver du regard pour accoucher d’une vision.
C’est ainsi que l’eau enrhume la terre, l’enroue jusqu’au feu de la fièvre, jusqu’au frisson qui fomente au cœur des images le désir de brûler, de commuer la vie en flammes. L’eau se couche et contemple. Mais le feu se lève et lui répond, et nous rassemble. Et toutes les choses et les êtres se réunissent en lui, échangent leurs natures et leurs places, dans LA MATIÈRE DERNIÈRE DU FEU, – la matière uniforme de l’âme, et flottent dans un souffle commun, innervés d’un sang commun, unanime, où rien n’est séparé de rien.
Il savait que pour se fondre dans l’œuvre comme dans la nature, s’y ensevelir, y communier de tout son être, il devait se dévêtir des évidences humaines. Le sentiment de l’univers décourage l’anthropométrie : ni verbe ni chiffre, ni haut ni bas, ni droite ni gauche.
Et si l’artiste présent au monde devait se mettre en quête de tout ce que l’homme n’est pas, de tout ce qui ne lui appartient pas, de tout ce qui existe et l’exclut, ultime Croisade pour l’Occident en voie de moisissure ?
Il faut apprendre à s’arrêter avant la certitude, avant la DÉFINITION, ce premier absolu de l’homme, mais humain, trop humain. Il faut laisser planer le Doute comme un grand oiseau au-dessus du sens et des statues de la vérité. Il faut immerger le vivant dans l’ombre vierge du mystère, de sorte qu’il n’existe plus un seul point de vue, olympien, mais plutôt l’indécision, la brume, l’entrechoc des possibles, des hypothèses – un ESTUAIRE DE LA VUE.
L’artiste se tait. La vie parle à sa place. Il n’est que son instrument, son homme lige, son funambule vacillant entre deux raisons d’être, à la recherche de l’étincelle : notre folie d’être, notre foudre d’être, cette palpitation. Rien ne palpite sans l’affrontement des énergies inconciliables. NOUS N’ACCÉDERONS À L’INFINI QUE PAR LE DOUTE.
Bâtissons sur le sable, avec le sable. Que la mouvance soit notre ciment. Cessons de définir les choses pour, entre nos mains, les INFINIR, voilà le second absolu de l’homme.
Je veux chanter pour finir la LENTEUR native, astrale de ses images, la douce avancée de son regard, ses méandres d’approche et de recul, la belle manière de s’insinuer dans le mystère des choses et des visages.
Cette immobilité relative qui progresse, frémit, prend racine et pénètre sans inconvenance ni viol.
L’art de faire douceur à tout ce qui vit, de s’accorder au rythme qui bat dans l’air et dans la chair.
À cela, la vision gagne en altitude : les mouvements se changent en rituels par une solennelle et religieuse aggravation de la vie.
Un geste religieux est toujours lent ou bien n’est pas. Il s’apparente aux mouvements des astres et le corps humain se rêve en corps céleste.
Alors l’Acte de Foi, l’Acte de Feu se déploiera sur l’écran, avec le grave de la mue, dans toute son étendue de temps.
Lenteur exténuante de l’extase, – là où le vœu de la vie s’exauce, accède à son point d’orgue, sa valeur absolue, son espérance inavouée : LE MIRACLE.
Élégie composée en janvier 1987, sous le coup de la mort de l’artiste.
Jean-Luc RAYNAUD.
Paru dans le numéro 4 de la revue
Noir sur blanc à l’hiver 1987.