Chant pour les morts et les vivants
Et j’attends la résurrection des morts.
Credo.
I
Mer sans vaisseaux, terre sans ports,
Je sonde ta substance, Érèbe,
Je me repétris de la glèbe
Où tu détiens mes parents morts.
Qu’aux abîmes de leur histoire
Descende et monte ma mémoire :
J’épuise ceux dont je suis né.
Mêlant notre commune argile,
Je force lentement l’asile
Qu’aucun vivant n’a profané.
*
Ils ont la couleur de la terre.
La terre les a tant étreints
Qu’ils en gardent le goût sévère
Sur le visage et sur les mains.
Ils se lèvent, ombres sans age,
Du plus secret de l’héritage,
Aïeuls, aïeules, rang par rang,
Toujours plus denses à mesure
Que s’approfondit la blessure
De la terre qui me les rend.
Ils sourdent comme l’onde mère
Au commandement du sourcier.
Leur flot m’enveloppe et me flaire,
Insaisissable et familier.
Me cherchiez-vous ? Mon âme veille
Sur des chemins qu’elle vous fraye
Dans l’opacité de ma chair,
Car il n’est fissure si fine
Que l’eau s’y glissant ne chemine
Comme les ondes dans l’éther.
Vous trouverez la chambre obscure
D’où l’âme, en moi, vous appelait
Pour lui rafraîchir la blessure
Dont votre énigme la brûlait.
Ni faux banquet, ai vaine offrande ;
Qu’Andromaque à genoux répande
Le lait sur ses tombeaux menteurs.
Je saisirai l’insaisissable,
Hôte et convive d’une table
Où je vais vous servir en pleurs.
II
Mais du plus pur de ma pensée
J’évoque aujourd’hui sans raison
Une race qu’ont dispersée
Les quatre vents de l’horizon.
Et quand même en un mausolée
Je la retiendrais assemblée
Comme on serre un vin précieux,
De ces morts Inconnus qu’attendre ?
Le feu couve-t-il sous leur cendre
Ou quelque regard dans leurs yeux ?
Si seulement de cette race,
Dans son pèlerinage humain,
Je pouvais retrouver la trace
À chaque étape du chemin :
Dans une maison paysanne
Assise à l’ombre du platane ;
Dans cette vigne ou ce verger ;
Sur un outil, un meuble fruste
Dont l’usage au nôtre s’ajuste
Et se refuse à l’étranger !
Mais tentés par les mauvais anges
Qui nous forgent ces temps d’airain,
Mes pères, un soir de vendanges,
Vendent la vigne avec le vin.
Ils sautent sur la nef agile
Qui les emporte vers la ville.
C’est l’arche même du Progrès :
Elle siffle, souffle, s’ébroue,
Elle éclabousse de sa roue
Les barques qui passent trop près.
Sur ses volutes de fumée
Qui souillent la beauté du jour
Ils poursuivent, l’âme embaumée
Comme aux approches de l’amour,
Des images aventureuses :
Villes de l’or, îles heureuses,
Profits rapides et joyeux
Qui font oublier l’âpre terre
Où le Rhône use sa colère,
Fouetté par des vents furieux.
La voici, la tant désirée,
Dans les voiles de brume et d’or
Dont la perfide s’est parée
Pour les cueillir à peine au port.
La nuit tombe ; mille feux rôdent
Sur l’insidieuse émeraude
D’un flot complice du départ,
Et cédant à leur vœu farouche
La ville, aux replis de sa couche,
Endort ses amants de hasard.
*
Aujourd’hui dans le cimetière
Qui couronne notre Cité
Pour interroger chaque pierre
Je me suis longtemps arrêté.
Mais c’est dans la fosse commune
Que pourrit ma seule fortune !
Je cherche en vain leurs noms chrétiens ;
Sur cette terre où bâtit Rome,
De notre chair mal économe,
La ville a dissipé les miens.
*
Alors descendant la vallée
Où mon Rhône allonge ses bonds,
J’ai cru que l’âme modelée
Aux contours du fleuve et des monts,
Trompant las funestes barrières,
Me rendrait un peu de mes pères
Dans l’air qu’ils avaient respiré
Et qu’une fervente mémoire,
Sans immoler do brebis noire,
Suffirait pour les recréer.
III
Par delà les bols et les cimes
Et les pâtis des hauts plateaux,
Plus haut que la voix des abîmes
Tout ruisselant des grandes eaux,
Et que les volcans millénaires
Ensevelis sous leurs tonnerres
Dans le silence et le brouillard,
Comme perce une flûte frêle
Une invisible voix m’appelle
Aux confins du ciel et du soir.
Sous les lueurs pâles qu’en songe
Jette un soleil qu’on ne voit plus
Mon chemin perdu se prolonge
À travers des champs inconnus,
Et la voix tout à coup s’est tue.
Elle reprend, mais si émue,
Que je pressens mon toit, mon seuil.
Elle pleure lointaine et tendre,
Comme celles qu’on doit entendre
De l’autre côté du cercueil :
« Enfant, de la maison natale,
De l’antique feu dont je suis
La gardienne et la vestale,
Sans détourner la tête, fuis.
Un vivant ne doit pas connaître
Même de ceux dont il tient l’être,
Le mystère scellé des morts.
Nous-mêmes, du profond divorce
Que savons-nous, quand l’âme force
Les portes mal closes du corps ?
« Il n’est que l’amphore poreuse,
Le sable mort qui boit la mer.
Elle, une voix impérieuse
La jette nue hors de sa chair.
Quelque part, dans l’ombre, on l’attire ;
Son Amant caché la désire :
Elle abdique toute pudeur,
Et dans la transe, le vertige
Elle s’abandonne où l’exige
Un maître jaloux et vainqueur. »
*
Psyché, sur ta couche ployée
– Les âges sont-ils révolus ? –
Tu t’éveilles, de Dieu noyée,
Comme une grève après le flux.
Quel fut ce songe ? La tempête
Mugit encore dans ta tête.
Le maître a fait sa volonté.
Tant de tourments ! Tant de délices !
Et ces gouffres de feu, complices
De ta parfaite volupté !
Psyché, dis-nous ta course obscure,
L’abîme étincelant de nuit
Et la foudre qui transfigure
L’ange en toi qui s’épanouit ;
Dis l’instant terrible où la Joie
De Dieu, dans l’ombre, se déploie
Pour te prendre aux mêmes liens
Dont, par leurs plaines vagabondes,
Il capture en riant les mondes.
Tu te souviens ? tu te souviens ?
*
Cependant sur l’étoile éteinte
Qui roule, aveugle, par l’éther,
Muré dans une étroite enceinte
On a livré ton corps au ver.
Le corps abandonné de l’âme.
Souffre un viol, le plus infâme
Qui puisse atteindre œuvre de Dieu.
L’orgie est fétide et vorace ;
Le festin laisse moins de trace
Que le vestige ailé du feu.
IV
Maisons des corps, temples de l’âme,
Arches des eaux, ciel, océan,
Et vous, semences de la flamme,
Dieu vous promet-il au néant ?
La matière l’a-t-il maudite
Que chaque forme qui l’habite
La délaisse au premier signai ?
Les corps pourrissent, l’eau s’altère,
Ma maison croule et chaque pierre
Retombe sur mon front royal.
Seigneur, je connais ma disgrâce ;
Rien n’épargne les fils d’Adam,
Et la foudre toujours menace
Notre troupeau mal pénitent.
Mais que votre Justice tonne,
Le Père, en vous, cède et pardonne
Aux fils de l’antique péché.
Vous me sommez de me déprendre
D’un univers voilé de cendre,
De l’ordre je fais bon marché.
Le marin ne perd pas courage
Sur l’épave de son bateau.
Les pierres qu’abattit l’orage
Je les rassemble de nouveau.
Sur la voûte, du seuil au faite,
Leur chœur immobile s’apprête
À flatter l’œil et la raison,
Délectant au cœur de son Acte
Le Dieu qui dans l’Éden fit pacte
De prendre ma chair pour maison.
Si notre désobéissance
Nous a coûté le Paradis,
Secrètement je la compense,
Car, bon gré, mal gré, j’obéis.
Tout ce qu’enfante mon génie
Respire l’ordre et l’harmonie ;
J’y surprends un divin reflet.
Création de créature,
Je t’ai soumise à la nature
Où Dieu lui-même se complaît.
Qu’importe que ma descendance,
À mon image, et sans savoir,
Désespère mais recommence
Le cœur gonflé du même espoir !
Qu’importe qu’un rythme inflexible
De ma maison fasse la cible
De tous les mauvais coups du sort,
Et que Dieu bientôt la renverse,
Rompe ma chair et la disperse
Dans les abîmes de la mort,
Puisque à la fin, régénérées,
– Les temps mortels sont révolus –
La chair et l’âme séparées
Ne se désassembleront plus.
Après les désastres ultimes,
Quand le fond des mers et les cimes
Auront échangé leurs contours
Et que Dieu, suspendant la Cause,
Pour l’humaine métamorphose
Ouvrira le dernier des jours,
Dans une aurore nuptiale,
Plus agile que le rayon
De la plus amoureuse étoile,
Tu resurgis, Création !
Par delà le temps et l’espace,
Au carrefour de chaque race
Confirmant d’antiques accords,
Le Père préside en silence,
Dans leur secrète véhémence,
Aux noces de l’âme et du corps.
Mais le compagnon éphémère
Qui ne sut pas te retenir,
Quand aux jours anciens de la terre
Il fallait le trahir et fuir,
Psyché, vas-tu le reconnaître ?
Est-ce l’esclave ? Est-ce le maître ?
Il est docile et radieux.
Pétri de chair incorruptible,
Il est, comme l’âme, sensible
Aux secrets de l’âme et des cieux.
Qu’il soit donc roi comme elle est reine !
Nue et pure et si douce à voir,
La nouvelle merveille humaine
Ne s’offense d’aucun regard.
Rien n’a changé pourtant. Fidèles,
Les choses sont là, mais plus belles,
Aussi suaves que sa chair.
Voici des arbres, une hale,
De l’eau vive : tout la récrée,
Tout la devine, tout la sert.
Il n’est ange qui la devance
À travers l’antique jardin,
Qu’avec sa première innocence
À recouvré le couple humain.
La créature exorcisée
Ne redoute plus la risée
De l’ange vêtu de serpent.
Et contre Ève, franche de crainte,
S’il méditait quelque autre feinte
Un corps de gloire la défend.
*
Ô premier couple de ma race,
Père, mère, faisceau sacré,
Je t’ai retrouvé, par la grâce,
Immuable et transfiguré.
Dans la gloire de l’autre vie
Le corps et l’âme me convient
À reconnaître leur maison.
Seigneur, qu’elle soit mon partage !
Je ne veux pas d’autre héritage
Dans mon immortelle saison.
Jacques REYNAUD, dans Le Roseau d’or, 1927.
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