Frêle barque à travers la tempête...
Frêle barque à travers la tempête emportée,
Je touche au port commun, et voici le moment
De soumettre ma vie à ce grand jugement
Où toute œuvre, perverse ou pieuse, est comptée.
Et je vois combien folle était l’âme enchantée
Qui fit de l’art son dieu, sa joie et son tourment :
Elle ne savait pas qu’ici-bas tout nous ment,
Et que d’un vain fantôme elle était trop hantée.
Désirs, frivole espoir, amoureuse langueur,
Quelle place auriez-vous désormais dans ce cœur
Pour qui la Mort est proche et que le Feu menace ?
Ni peindre ni sculpter ne le charmeront plus ;
Il ne veut plus aimer que la Divine Grâce
Et l’accueil sur la croix, de ses bras étendus.
Rainer Marie RILKE.
Recueilli dans Anthologie bilingue
de la poésie allemande,
Gallimard, 1993.