La grand’chambre
par
Adjutor RIVARD
À DROITE, en entrant, c’est la grand’chambre.
Les fenêtres closes, la porte fermée y gardent un parfum de choses anciennes. Les croisées tendues de papier vert n’y laissent pénétrer qu’un jour discret, fondu dans une ombre douce. Sur le plancher peint, des catalognes courent d’un bout à l’autre en deux les parallèles. Au centre de la pièce, une table de vieil acajou, meuble précieux resté dans la famille, porte des livres de messe aux reliures plein cuir, des prix reçus à la petite école, des photographies sur zinc dans leurs boîtes à charnières, un album, des souvenirs... Tout autour de la chambre, sont rangés des chaises, un fauteuil, un sofa rembourrés sous crin noir. Dans un coin, se dresse une haute horloge, au cadran jauni, et qui ne marche point, peut-être parce qu’on ne la monte jamais, depuis le jour où l’horloger ambulant a découvert que dans son mouvement il y avait une roue de trop. Aux murs, un crucifix, des portraits de famille, et cette inscription brodée sur canevas : « Dieu nous garde. »
Telle est la grand’chambre.
Elle s’ouvre rarement, et l’on y entre avec respect, comme en un sanctuaire.
On n’y entre que dans les grandes circonstances, pour recevoir une visite, pour fêter la naissance d’un fils, pour prier près d’un mort...
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Pour que s’ouvre la grand’chambre, il ne suffit pas qu’on ait de la visite. Avoir de la visite, c’est plutôt recevoir des parents, des amis ; ce sont là gens de la famille, presque de la maison. Ils connaissent les êtres ; les voilà qui détellent et mettent leur cheval dedans ; ils entrent, ils s’installent, ils sont quasiment chez soi. On n’ouvre pas pour eux la grand’chambre.
Recevoir une visite est autre chose. C’est une dame de la ville, qu’on a connue ; c’est un prêtre ami de la famille ; c’est un personnage... Il doit venir, tout est prêt pour lui faire accueil, et la porte qui ne s’ouvre pas pour les autres s’ouvrira pour lui.
Mais la grande visite, la plus belle de toutes, et pour laquelle les gens de la maison s’endimanchent, c’est la visite de monsieur le Curé.
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Les enfants, aux aguets depuis le matin, ont vu poindre, au tournant de la route, l’équipage. C’est le marguillier en charge qui mène son curé : cheval fringant, carriole légère, harnois tout neuf avec des pompons à la bride et de l’argent sur la sellette. Ils vont de maison en maison, arrêtant chez chacun, comme il a été annoncé du haut de la chaire. Dans les concessions, les habitations ne sont pas proche à proche ; de l’une à l’autre, ils vont d’une belle allure. La neige crisse, les grelots sonnent. Au grand soleil d’hiver qui réjouit la campagne toute blanche, monsieur le Curé, bien au chaud sous les robes malgré le froid qui pince, va visiter ses paroissiens. Le voilà qui sort de chez le voisin. Allons ! marguillier fais claquer ton fouet, tourne sans ralentir dans la montée de chez nous, et bellement viens arrêter devant le perron de pierres. Tout est prêt : la grand’chambre est ouverte.
– « Entrez, monsieur le Curé, et bénissez-nous. »
Dès l’abord, tous s’agenouillent ; et, sur les fronts inclinés, le Curé dit les paroles qui protègent.
Puis, on entre dans la grand’chambre...
C’est là que le pasteur fait le compte de son troupeau, s’informe des besoins de chacun, reçoit les confidences, calme les inquiétudes, donne des conseils, compatit, encourage et console ; là aussi qu’il parle des anciens, qu’il rappelle des souvenirs, qu’il réconforte les espérances...
Avant de partir, le marguillier ne manque pas de rappeler que, selon la coutume, un berlot suit la voiture du Curé... L’avertissement n’était pas nécessaire : on sait que la quête de l’Enfant-Jésus se fait en même temps que la visite de la paroisse, et l’on a préparé ce qu’il faut.
– « Monsieur le marguillier, prenez cette citrouille, et cette tresse d’oignons, et, si vous avez de l’arce à les mettre, ces deux lièvres. »
Et la grand’chambre se referme.
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La grand’chambre s’ouvre pour les baptêmes aussi.
Un fils est né ! C’est le premier, ou le dixième, ou le dix-huitième... Plus il y en a, plus on est heureux. On mettra une rallonge à la table ; et, l’année suivante, c’est infaillible, la terre rapportera davantage.
Un fils est né ! Tout de suite, c’est un branle-bas : on va chercher la marraine, on va chercher le parrain, on enveloppe le nouveau-né ; et le baptême prend le chemin du village. Des têtes paraissent aux fenêtres : – « C’est Benjamin qui fait baptiser encore une fois ! Il aura bientôt toute une paroisse dans sa maison ! »
Un fils est né ! Et voilà que l’eau sainte a coulé sur son front. Sonnez, les cloches ! C’est un chrétien qui, de l’église, revient à la maison. Sonnez fort et sonnez dru ! Car le parrain fut généreux. Joueuses, mêlez dans l’air vos notes accordées ! Annoncez partout la nouvelle : un Chrétien est né !
Et vous, les gens du baptême, le parrain, la marraine, les parents, les amis, et les parents des amis, et les amis des parents, et les voisins, et les passants, entrez voir la mère et l’enfant ! La table est mise, et la grand’chambre est ouverte.
Claire et joyeuse, la grand’chambre s’ouvre pour fêter les nouveau-nés.
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Sombre et sévère, elle s’ouvre, hélas ! pour pleurer les morts.
Que d’anciens reposèrent là de leur dernier repos ! Pleins de vie nouvelle, ils y étaient entrés, pour la première fois, au jour de leur baptême : silencieux et rigides, ils y revinrent, pour la dernière, au soir de leur mort. Et c’est de la grand’chambre que, tous, ils partiront pour le cimetière. Ils ne sont plus du temps, et leurs portraits pendent aux murs.
Quand leur fils, le laboureur d’aujourd’hui, aura lui aussi lié toutes ses gerbes et rentré tous ses foins, il fera, comme les ancêtres, ses arrangements avec la terre, avec le ciel ; et, comme eux, il achèvera de mourir. Alors, on le couchera, dans ses habits du dimanche, sous le Christ, entre deux cierges dans la grand’chambre tendue de noir. Des parents, des amis viendront le visiter et prieront pour son âme. Le soir, les voisins s’assembleront pour réciter auprès du mort la grande prière du soir. Et durant trois jours et trois nuits, ou le veillera...
Puis, ce sera la levée du corps, le départ dans le lugubre chariot...
Et la grand’chambre se refermera, pleine de souvenirs.
Adjutor RIVARD.
Paru dans Almanach de l’Action
sociale catholique en 1918.